Ainhoa AIZPURU

L’histoire rocambolesque des députés catalans au Congrès espagnol

Cinq des parlementaires élus lors des élections générales dans l’État espagnol sont dans une situation quelque peu étrange. Ils ont été élus alors qu’ils sont en prison provisoire dans le cadre du procès pour avoir organisé le référendum du 1er octobre 2017 et la déclaration d’indépendance. Suspendus de leur fonctions de députés et sénateur, leur sort n’est pas clair, car les différentes institutions n'arrivent pas à se mettre d’accord.

Dans le système espagnol, c'est le Congrès qui choisit le président.
Dans le système espagnol, c'est le Congrès qui choisit le président.

Oriol Junqueras de Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), Jordi Turull, Josep Rull et Jordi Sánchez de Junts Per Catalunya (JxCat) ont été élus députés au Congrès espagnol à Madrid. Raül Romeva, quant à lui, a été élu au Sénat dans la liste de ERC. Tous les cinq sont en prison préventive, accusés d’avoir organisé le référendum du 1er octobre 2017 et la déclaration d’indépendance qui s’en est suivie. Leur sort fait maintenant l’objet d’un âpre débat, tant politique que juridique.

Mardi 21 mai, c’est une image peu habituelle qu’on a pu voir au Congrès des députés, l’Assemblée nationale espagnole, à Madrid. Quatre députés sont venus chercher leur accréditation et s’inscrire en tant que députés élus. Ils sont arrivés en fourgon de police et ont été accueillis avec des applaudissements et de fortes accolades par d’autres députés indépendantistes catalans et basques. Pendant ce temps-là, la droite espagnole clame à la trahison et demande qu’ils soient dépossédés de leur qualité de députés.

Une semaine avant, mardi 14 mai, le Tribunal Suprême espagnol avait décidé de les autoriser à assister à la première séance du Congrès et du Sénat, prévue mardi 21 mai. Il ne s’agissait pas d'une mise en liberté provisoire, mais simplement d'une autorisation à assister à la séance. Une fois la séance terminée, ils ont dû retourner à la prison de Soto del Real, près de Madrid. A partir de là s’est ouverte l’incertitude juridique sur le sort des quatre députés et du sénateur : c’est en effet la première fois que se produit une situation de ce type. Mais qui est compétent pour juger un élu du peuple ?

La question juridique, bien qu’intriquée, se résume en gros à savoir qui doit décider du sort des cinq élus : les tribunaux ou bien le Congrès ? La nouvelle présidente du Congrès, la socialiste catalane Meritxell Batet a déclaré vouloir analyser la question en profondeur avant de prendre une décision. Soumise à de très fortes pressions, ce professeur de droit constitutionnel a voulu notamment examiner les antécédents juridiques.

Or, le seul antécédent, datant de juillet 2018, est quand le juge du Tribunal Suprême Pablo Llarena a demandé au Parlement de Catalogne de "suspendre la condition de député" à Junqueras, Sànchez, Rull, Turull et Romeva, qui étaient à l’époque députés catalans. Le président de la Generalitat Carles Puigdemont était aussi dans le lot. Il s’agissait d’un pas préalable à leur emprisonnement, sauf dans le cas de Puigdemont qui s’est enfuit en Belgique où il se trouve toujours.

Cette fois-ci, la situation est quelque peu différente. D’abord, les élus en question sont en prison depuis de longs mois et ont maintes fois manifesté leur intention de ne pas fuir. D’autre part, ils sont députés du Congrès des députés et du Sénat de Madrid, ce qui leur donne une immunité parlementaire qu’ils n’avaient pas en tant que députés catalans.

Meritxell Batet a donc demandé officiellement au Tribunal Suprême de prendre une décision sur les quatre députés et le sénateur catalan. Jeudi 23 mai, le Tribunal s’est déclaré non compétent et a renvoyé la balle dans le camp du Congrès. Dans sa réponse, le Tribunal affirme que son rôle n’est pas celui de rédiger des rapports relevant des tâches des juristes du Congrès. Ce serait donc le règlement du Congrès qui devrait être appliqué pour décider du sort des élus catalans.

Une décision juridique mais bien politique

Finalement, c’est donc le bureau du Congrès, où sont représentés tous les grands partis, qui doit prendre une décision. Le même jeudi 23 mai, après une réunion de trois heures, aucun accord n’a été trouvé. Devant ce blocage, Batet a demandé un délai de 24 heures pour que les juristes du Congrès puissent rédiger un rapport sur la question.

A la sortie de la réunion, les représentants du Partido Popular haussaient le ton et demandaient la suspension automatique, menaçant même Batet de poursuites judiciaires. Le représentant de Ciudadanos en a rajouté, tonnant que "Meritxell Batet ne peut pas agenouiller la démocratie espagnole devant ces putschistes (…) Elle est complice des putschistes et nous demanderons sa démission si la suspension ne prend pas effet demain".

Vendredi 24 mai, les juristes du Congrès ont rendu leur rapport tant attendu. Dans un texte de 10 pages, ils concluent que le bureau du Congrès doit "suspendre automatiquement" les quatre députés catalans. Ils basent la décision sur le droit pénal et non pas sur le règlement du Congrès, car pour cela, le Tribunal Suprême aurait dû envoyer un "suplicatorio" au Congrès, ce qui n’a pas été fait.

Ce même jour, le bureau du Congrès a donc suspendu les quatre députés de leurs fonctions. Le PSOE, le Parti Populaire et Ciudadanos ont voté pour la suspension, alors que Podemos a voté contre. Oriol Junqueras, Jordi Turull, Josep Rull et Jordi Sánchez voient donc leurs droits, c’est-à-dire leur salaire, et leurs devoirs suspendus jusqu’à nouvel ordre. Le Sénat a également décidé de suspendre Raül Romeva mercredi, suivant les mêmes critères que le Congrès.

Un imbroglio peut en cacher un autre

Cette décision, qui a secoué les premiers jours du Congrès fraîchement élu, n’est cependant pas le dernier épisode de cette histoire. En effet, plusieurs questions vont devoir être abordées dans les jours et les semaines à venir. En premier lieu, le rapport des juristes n’indique rien sur le remplacement des députés suspendus. Leurs suppléants auront-ils le droit de voter ? Ou le Congrès sera-t-il amputé de quatre de ses membres ?

Ce sujet est très important, car si Pedro Sanchez veut être élu président, il a besoin du vote favorable ou de l’abstention de 176 députés. Or, la somme de PSOE, Podemos et ses alliés est de 173 députés. Si les quatre députés catalans ne sont pas remplacés, Pedro Sanchez est sûr d’être élu président sans avoir à négocier avec les indépendantistes.

Ce n’est pas tout. Un des députés suspendus, Oriol Junqueras, a également été élu dimanche dernier député européen. Pour l’instant, le Parlement européen ne s’étant pas constitué, la question de son éventuelle suspension ne s’est pas posée. Le moment arrivé, ce seront les tribunaux européens qui devront décider de son sort, et la décision qu’ils prendront aura nécessairement une influence sur la justice espagnole, théoriquement subordonnée aux tribunaux européens.