Xan Idiart

Une tutsi porteuse d'un message de paix au Pays Basque

Adélaide Mukantabana a 32 ans lorsqu'éclate le génocide des tutsis au Rwanda, en avril 1994. Cette ancienne enseignante est venue témoigner de son expérience et du devoir de mémoire devant des centaines d'élèves. Rencontre au lycée Etxepare de Bayonne.

Adelaide Mukantabana au lycée Etxepare de Bayonne. © Isabelle Miquelestorena
Adelaide Mukantabana au lycée Etxepare de Bayonne. © Isabelle Miquelestorena

Debout devant un grand écran, Adélaïde Mukantabana observe patiemment les élèves de première et de terminale prendre place. Derrière ses lunettes carrées noires, ses boucles d'oreilles perles blanches, cette femme de 56 ans sourit tendrement. Pourtant, ce qu'elle a à raconter n'est pas facile. D'ailleurs elle prévient d'emblée, elle aime bien faire des blagues pour ne pas pleurer. Pourquoi ? "Parce que je viens vous parler de la terreur".

La terreur. Celle qu'ont vécue des milliers de Tutsis pendant trois mois au Rwanda en 1994. Cette folie meurtrière, Adélaïde l'a connue. Elle et sa famille ont même été directement ciblées. Aujourd'hui encore, les blessures de ce génocide ne la quittent pas. C'est impossible. Elle a trop perdu pour ça. Et même si c'est déjà la troisième fois qu'elle témoigne devant des lycéens dans la journée, cette survivante du massacre n'arrive pas à parler d'elle dès les premières minutes.

Le désastre dans ses grandes lignes. Voilà comment elle donne le la à son témoignage devant des jeunes qui il y a peu encore, ne connaissaient certainement pas ce génocide, le dernier du XXème siècle. "Normal. Je ne figure pas sur le programme de l'Education nationale" ironise l'intervenante. Mais qu'est-ce qu'un génocide ? Une extermination de masse perpétrée par un Etat, lui répond un élève dans la foulée. Adelaïde marque un coup d'arrêt. "C'est exactement ça".

Fuir pour sauver sa vie

Cette extermination, puisée dans de vieux ressentiments des années passées, éclate le 6 avril 1994 avec l'attentat de l'avion présidentiel, à l'aéroport de Kigali. A l’époque, Adelaïde a 32 ans, et enseigne dans une école primaire de la région de Butare, dans le sud du pays. Des enfants de hutus et de tutsis côtoient les bancs de sa classe.

C'est le 19 avril que le génocide arrive chez elle. Mais Adélaide a réussi à fuir deux jours auparavant avec deux de ses bébés et sa nièce en traversant la frontière du Burundi. Le médecin du village leur sauve la vie en leur payant le droit de passage à la douane. L'ex-enseignante désormais, rejoint sa sœur à Bordeaux et se met à l'abri.

Une image en noir et blanc apparaît alors au tableau. On y voit trois enfants. Deux garçons et une fille assis par terre en tenues blanches, souriants. "Je vais avoir du mal à vous parler d'eux". Avant de poursuivre, la raison de ce malaise est palpable par les élèves. Ces enfants, ce sont les siens. Ceux qu'elle a laissés au pays pensant que les hutus ne s'en prendraient pas à eux. Les deux garçons avaient onze et dix ans. Elle ne les reverra jamais.

Une autre photo, elle aussi en noir et blanc, fait suite. Adélaïde est en robe de mariée au bras de son époux de l'époque. Ils sont entourés d'au moins 20 personnes de leurs familles respectives. Presque aucun ne survivra au génocide. La plupart ont certainement été enterrés dans des fosses communes à la va-vite pour éviter la prolifération des maladies. Ses deux fils, eux, se trouveraient dand un mémorial au milieu de 30 000 autres ossements.

Des témoignages bruts qui touchent les élèves. Une lycéenne au second rang ne peut retenir ses larmes. "J'ai essayé de ne pas la regarder, sinon j'aurais pleuré avec elle" avouera l'intervenante plus tard. Des larmes de l'adolescente qui ne se sont pas taries en apprenant qu'une des filles d'Adélaïde restée au village s'en est sortie. Recueillie et cachée par un hutu, elle rejoindra sa mère deux ans après la fin du génocide, à l'âge de huit ans.

La France "intimement" liée au massacre

La différence entre un Hutu et un Tutsi, Adelaïde ne peut l'expliquer rationnellement. "Avant, si tu étais paysan et que tu avais un grand troupeau, tu étais un Tutsi. Mais si tu perdais tout du jour au lendemain, tu devenais un Hutu". Des idées préconçues donc qui deviennent immuables le jour où le gouvernement décide de les faire figurer sur les cartes d'identité des Rwandais. Le père d'Adélaïde est un Tutsi, alors Adélaïde en est une aussi, et ses enfants de même. "C'est injuste" assène-t-elle aux élèves, impuissante. "Mon père n'avait rien. Il a gagné ses vaches".

Des idées préconçues qui sont surtout synonymes de racisme. Si les juifs ont le nez crochu, les Tutsis l'ont tout fin. Ils sont d'ailleurs dans l'imaginaire très grands. "J'ai un nez fin moi ?" s'insurge Adélaïde. "Et puis mon père ne mesurait qu'1m60". Tout ça, elle le dit en souriant. Du moins elle essaie. "Ma grand-mère disait : 'quand on ne sourit pas, c'est qu'on est presque mort'."

Le devoir de mémoire

Si témoigner est encore difficile aujourd'hui, les raisons de le faire sont claires pour Adelaïde. L’État français a mis cinquante ans à reconnaître le génocide juif. Peut-être le fera-t-il également pour les Tutsis d'ici un quart de siècle. En tout cas, pour cette survivante du massacre, pas de doute : "la France est le pays le plus intimement lié au génocide". Il fournit en armes à l'époque les partisans du gouvernement, officiellement pour lutter contre le front patriotique rwandais (FPR) à majoirté tutsi, accusé d'être à l'origine de l'attentat présidentiel du 6 avril. Problèmes : ces armes serviront au massacre des Tutsis. Une partie des miliciens hutus aurait même été entrainée par le premier régiment de parachutistes d'infanterie de marine de Bayonne (RPIMA).

Vingt-cinq ans après la fin du génocide, Adelaïde ne croit pas à un regain de violence au Rwanda. Celle qui a reçu le statut de réfugié en 1994 avant d'obtenir la nationalité française est aujourd'hui solidaire des milliers de migrants qui traversent la méditerranée pour rejoindre l'Europe. "Quitter son pays est une vraie déchirure. On ne le fait pas pour le plaisir".

L'intervention prend fin. Adelaïde se dit joyeuse. Fatiguée aussi. Mais elle espère avoir fait des 600 jeunes rencontrés dans la journée "des ambassadeurs de la paix" pour que personne n''oublie ce qui du jour au lendemain lui a arraché la quasi-totalité de sa famille.