Xan Idiart

Enoch Aboh : “Les gens sont habitués à vivre avec le multilinguisme, le problème ce sont les Etats”

Enoch Aboh professeur en sciences du langage à l'Université d'Amsterdam, était présent à Bayonne le mardi 15 mai à l'occasion d'une série de conférences au centre de recherches Iker et au Musée basque.

Pour Enoch Aboh, il n'y a pas d'effet négatif au plurilinguisme
Pour Enoch Aboh, il n'y a pas d'effet négatif au plurilinguisme

Pour reprendre l'intitulé de votre conférence au Musée basque, sommes-nous plurilingues ou monolingues de naissance ?

Enoch Aboh : Quand vous regardez dans le monde, en général il y a deux types de politique. Il y a les politiques monolingues où les Etats comme la France prônent une seule langue. La langue unique sert de ciment à tous les Français. Et à côté ce ça, il y a un autre modèle, celui des politiques plurilingues très peu utilisé par les Etats, mais qu'on trouve en Suisse par exemple. Il y a plusieurs langues dans un Etat et on fait en sorte que les enfants soient multilingues. Le discours ambiant jusqu'à il y a dix ans en arrière était de dire que le modèle monolingue était le meilleur. Mais c'est en train de changer dans les mentalités. Cette problématique pose la question des capacités. Est-ce que le cerveau est plus à l'aise avec des politiques monolingues ou plurilingues ?

Justement, y a-t-il des effets bénéfiques au plurilinguisme chez l'être humain ?

E. A. : Des études récentes montrent qu'il n'y a pas d'effet négatif en tout cas. C'est très important de le savoir car pendant très longtemps, on a cru que les enfants plurilingues développaient un retard par rapport aux enfants monolingues. Encore aujourd'hui, il y a des pays où l'on croit qu'être plurilingue est un frein. Dans les pays occidentaux par contre, aujourd'hui, on sait que le plurilinguisme a des avantages. Le débat est de savoir quel type de bilinguisme il faut avoir pour obtenir ces avantages. Par contre, les chercheurs ne sont pas tous d'accord sur les avantages du plurilinguisme. Ils se demandent s'il faut être bilingue ou plus largement plurilingue pour avoir des effets positifs, ou cela dépend-il de la façon dont nous utilisons les langues.

Vous parlez des avantages et effets positifs. Quels sont-ils ?

E. A. : Les travaux en neurosciences comme ceux d'Ellen Bialystock montrent que le plurilinguisme peut prévenir le vieillissement du cerveau. Les personnes qui ont une activité bilingue d'un certain type ont un cerveau qui vieillit beaucoup moins vite que celui des monolingues. Il y aurait des effets bénéfiques aussi contre Alzheimer par exemple. Les chercheurs ont comparé les cerveaux de malades atteints d'Alzheimer, plurilingues ou bilingues et monolingues, et sont arrivés à la conclusion que les bilingues ont une fonctionnalité du cerveau meilleure que celle des monolingues. Mais ce sont des effets positifs qui sont très difficiles à quantifier. Pour être prudent, je dis toujours qu'il n'y a pas d'effet négatif. C'est très important de le dire pour moi car je viens du Bénin. Dans les pays comme le mien, nous avons une situation linguistique où la langue officielle est très souvent la langue coloniale. Et les langues nationales, comme au Bénin, ne sont pas enseignées à l'école car les parents ont peur que l'enseignement des langues nationales puissent être néfaste au développement des enfants. Il est très important que les parents sachent qu'avoir un enfant bilingue ne pose aucun problème de scolarité.

S'il n'y a pas d'effet négatif du plurilinguisme, n'est-ce pas le moyen de faire pression sur les Etats pour qu'ils adoptent des politiques linguistiques en sa faveur ?

E. A. : Oui mais il faut leur faire comprendre. Souvent, les Etats ne prônent pas le multilinguisme car cela coûte cher. C'est une des raisons pour lesquelles ils sont très frileux en matière de multilinguisme. L'autre raison est que depuis le XIXème siècle, dès lors qu'on parle plusieurs langues dans un Etat, on pense qu'on ne se comprend pas. C'est absurde. Au regard de l'évolution de l'humanité, les Hommes ont quitté l'Afrique et se sont propagés un peu partout dans le monde, en propageant aussi le multilinguisme. Au Bénin, nous avons 50 langues. Au Nigéria, à côté, il y en a 200. Beaucoup se demandent comment les habitants de ces pays peuvent se comprendre. En fait, le multilinguisme n'y a jamais été un problème. Les gens sont habitués à vivre avec. Ce qui semble être un problème, c'est plutôt la politique des Etats, pas le fait que les gens parlent plusieurs langues.

Vous êtes professeur à l'Université d'Amsterdam. Pouvez-vous présenter la situation linguistique des Pays-Bas ?

E. A. : La situation linguistique des Pays-Bas est très intéressante. Le néerlandais est la langue du pays. On le pratique et il est enseigné à l'école. Les dialectes du néerlandais sont également très valorisés. Même s'ils ne sont pas enseignés à l'école, il y a un institut qui les étudie. Les Pays-Bas sont un pays où le multilinguisme est très présent dans l'éducation. Par exemple, tous les masters sont dispensés en anglais. Pour les universitaires, c'est forcement une bonne chose. Cela nous permet d'avoir des étudiants qui viennent d'un peu partout. Nous avons un groupe d'étudiants international. Cela permet de meilleures interactions avec les autres pays, et aussi aux étudiants de pays différents d'échanger. Il y a un débat pour savoir si le même modèle est positif pour le niveau licence. Il faudra attendre quelques années avant de tirer des conclusions. Sinon, au Pays-Bas, la plupart des gens parlent anglais. Ils sont exposés très tôt à cette langue même si elle n'est pas officielle, sauf à l'université en master où de facto elle l'est. Au cinéma par exemple, les films américains ne sont pas doublés. Avec le néerlandais, le frison est officiel dans la région de Frise. Cette langue a une académie et est enseignée à l'école. On peut comparer la situation du frison au basque. Le frison est au contact du néerlandais, comme le basque l'est avec le français ou l'espagnol. Du coup, nous pouvons nous poser la question : le frison est-il une langue minorisée ou minoritaire ? Car le néerlandais est bien majoritaire.

En tant que chercheur en sciences du langage, comment percevez-vous la situation de la langue basque ?

E. A. : Je suis un chercheur externe au Pays Basque, donc ce que je perçois est très relatif, bien sûr. Au Bénin, nous avons des langues nationales qui ne sont pas reconnues et qui ne sont pas enseignées à l'école, où le français est presque l'unique langue. Même dans les médias, nous ne les utilisons pas pour des sujets "sérieux". Ce ne sont pas des langues que nous allons utiliser lors d'un débat au Parlement. Quand je compare ces langues au cas du basque, aussi bien en France qu'en Espagne, je me dis qu'énormément de choses ont été faites. Il y a une standardisation du basque, une littérature, des enfants qui vont à l'école et qui apprennent la langue, il y a des enfants qui ne parlent pas le basque à la maison et qui l'apprennent à l'école. Pour moi, le basque est dans une dynamique de développement. Dans tous les cas, il faut des locuteurs pour qu'une langue prennent de l'ampleur. En fait, ce sont les locuteurs qui développent la langue, pas forcement la politique. Pour qu'un locuteur s'approprie sa langue dans des situations comme au parlement ou dans des travaux scientifiques, il doit y avoir des débouchés économiques derrière. Un enfant doit pouvoir se dire "je fais mes mathématiques en basque, et ça ne m'empêchera pas de faire des études à l'université, et de devenir le meilleur mathématicien de France". J'ai l'impression, en tous cas de ce que j'ai vu depuis que je suis ici, que de ce point de vue, le basque se porte très bien. Il y a une dynamique positive. A mon avis, dans quelques années, le basque aura plus de locuteurs, et la langue se revitalisera encore plus.