Kattin CHILIBOLOST

“Heureusement, les étudiants sont venus”

En mai 1968, Jüje Etchebarne se trouvait à Paris. Avec l’espoir d’y revenir un jour, il avait quitté Tardets pour travailler à la RATP. Il revient sur cette période, 50 ans après. Premier d’une série de plusieurs reportages.

Un des slogans pris en photo sur les murs de la Sorbonne. © DR
Un des slogans pris en photo sur les murs de la Sorbonne. © DR

J’avais 32 ans. Je n’étais pas gauchiste. J’étais conducteur de train à la RATP de Paris.” Cinquante ans sont passés depuis Mai 68 et Jüje Etchebarne a retrouvé sa ville natale, Tardets. Loin de Paris, la mémoire des grandes mobilisations des travailleurs et des étudiants reste vive dans l’esprit de cet homme. Aujourd’hui à la retraite, il raconte comment, en mai 1968, il a participé au mouvement de la grève générale.

“A partir du 13 mai, on avait entamé une grève qui allait durer 20 jours”. Ce jour là, les syndicats ouvriers CGT, CFDT appellent à rejoindre les étudiants qui multiplient les manifestations depuis le début du mois. Une foule de 800 000 personnes (170 000 selon la police) se mobilise dans les rues de Paris. Elle conteste le dixième anniversaire du retour au pouvoir de De Gaulle ainsi que la société de consommation et le chômage inhérent au régime capitaliste. “On comptait 500 000 chômeurs à l’époque. Les étudiants étaient inquiets pour leur avenir”, rappelle Etchebarne.

Dès les premiers jours de mai, la situation est explosive dans les universités. Les cours sont suspendus à la Sorbonne, la faculté de Nanterre est bloquée. Les forces de l’ordre interviennent violemment et procèdent à des arrestations par centaines. Le 9 mai déjà, les mobilisations se sont étendues aux universités de Nantes, Rennes, Strasbourg et Toulouse.

Des universités aux usines

A Lyon et à Dijon, des ouvriers rejoignent des étudiants. “Ils avaient besoin des travailleurs pour mener le mouvement”, appuie Etchebarne. “A Paris, ils venaient de la Sorbonne nous demandant si nous ne voulions pas participer aux grèves.” Leur façon de faire, ainsi que leurs revendications étaient différentes de celles des ouvriers. “Nous avions pour habitude de nous mobiliser autour de revendications sur le quantitatif, pour exiger des augmentations de salaire notamment, explique Etchebarne. Là, les revendications des étudiants portaient sur du qualitatif. Ils demandaient une amélioration des conditions de travail, mais contestaient aussi l’autorité, revendiquaient la participation des travailleurs dans l’entreprise.”

Mais l’alliance entre ouvrier et étudiant n’allait pas de soi. Au début, J. Etchebarne se souvient que les représentants syndicaux les plus classiques, –parmi lesquels ceux de la CGT, ceux du syndicat Autonome majoritaire à la RATP– avaient montré des réticences à l’idée de se joindre aux étudiants pour une grève générale. “Ils disaient : ‘mais ce ne sont pas des travailleurs ! Moi, j’étais à la CFDT. Et je voulais participer au mouvement avec les autres travailleurs”, précise l'ancien gréviste. En effet, selon lui, le syndicat qui le représentait ainsi que le syndicat PSU, étaient parmi les premiers à avoir engagé des relations avec les étudiants pour mener un mouvement conjoint.

La pression sociale, et les conséquences mêmes de la grève entamée dans d’autres secteurs, eurent finalement raison des réticents au mouvement de masse. Le 13 mars, les travailleurs de la RATP prennent la décision de cesser de conduire pour prendre le train des mobilisations en marche. “A ce moment, l’environnement et le contexte incitaient la RATP à rejoindre les grévistes.” En effet, pour lors, le secteur des transports, les constructeurs de voitures, dont les entreprises Renault et Peugeot, comptent déjà de nombreux grévistes, aussi bien à Paris que dans les grandes villes de province. A Boulogne-Billancourt, 60 000 personnes étaient en grève. “Les transports publics bloqués, les rames de métro étaient bondées et rendaient le travail des conducteurs de plus en plus difficile”, se rappelle J. Etchebarne. C’est une des raisons pour laquelle le syndicat Autonome avait concédé à la grève et avait permis de vider le métro. Pendant 20 jours, plus aucun métro ne circulerait à Paris.

“Les conducteurs, par contre, ne chômaient pas”, précise l’ancien gréviste : ceux qui le pouvaient se rendaient aux réunions journalières, convoquées à 9 heures le matin pour décider de la suite à donner au mouvement de grève. Des patrouilles souterraines veillaient au calme autour des rames de métro. “On ne savait pas quand on reprendrait le travail, mais on voulait garder notre outil de travail intacte”. Car, témoin du climat social de l’extérieur, les conducteurs de la RATP craignaient que leur outil de travail soit saboté.

Au Quartier latin, des pavés étaient soulevés, des voitures étaient brûlées, les murs étaient peints de slogans, qui aujourd’hui encore, font sourire J. Etchebarne : “à la différence des actes de sabotage que je ne comprenais pas, les slogans peints sur les murs me parlaient.” Il en a retenu certains : “Il est interdit d’interdire”, “La barricade ferme la rue, mais ouvre la voie”, “Élections piège à cons, “Ne vous emmerdez pas, merdifiez...”.

Jüje Etchebarne se souvient aussi de l’odeur nauséabonde qui envahissait les rues. La vision de rats se faufilant entre les poubelles entassées lui est également restée. “Mais cela concernait les quartiers les plus “pauvres”, précise Jüje. Les habitants des quartiers huppés de l’Etoile ou du Huitième avaient suffisamment d’argent pour faire appel à des services privés et enlever les poubelles. “Dans le onzième ou dans le dixième, –en ce qui nous concerne–, personne ne ramassait les poubelles. Nous restions là, entre les déchets”. Les commerces étaient fermés, les gens ne circulaient plus, les journaux n’informaient plus. Tous les jours, les boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, et le Quartier latin étaient pris d’assaut par les cortèges de manifestants. Et les forces de police y étaient fortement mobilisées pour les empêcher d’avancer. “Ils agissaient avec une grande violence”, se rappelle Jüje, mais, elles ont, malgré elles, renforcé le mouvement, “dans le sens où elles ont rendu les ouvriers encore plus solidaires du mouvement étudiant”. Sans rentrer dans les détails sur les dégats et le désordre extérieur, le souletin souligne l’élan de solidarité déclenché par la grève.“Pour les plus démunis, on collectait des denrées. On s’organisait pour s’entraider”. Le mouvement renforçait par lui-même le collectif, l’entraide et la relation entre voisins, travailleurs, et démunis.

“Le mouvement était efficace”

En somme, le souletin garde en mémoire les éléments d’un mouvement “efficace”, capable d’acquérir certains droits. Pour la RATP, le ministre des Transports, M. Chamant, les reçoit le 26 mai à 22 heures. Mais rien n’en sort. Il faudra attendre le 6 juin pour qu’enfin un protocole d’accord et un procès-verbal de précisions voient le jour. “Tout cela s’était quand même terminé un peu en eau de boudin”, car tous n’étaient pas d’accord avec la signature des accords de Grenelle et la reprise du travail. “Il y avait des maoïstes, des trotskistes, représentés notamment dans Lutte Ouvrière, qui souhaitaient, entre autres, poursuivre le mouvement. Mais ils étaient en minorité, et n’avaient pas de moyens”. Le protocole sera donc signé le lendemain. A l’instar d’autres secteurs, les conducteurs de la RATP obtiennent des avantages. Parmi lesquels des temps de repos supplémentaires, une augmentation salariale de 35 %, et une revalorisation des retraites de 15 à 20 %, ainsi que le paiement des jours de grèves aux salariés. A la SNCF et dans la fonction publique, le travail reprend aussi, tandis que les salariés d’EDF-GDF, des mines, et de la sidérurgie et les employés d’État ont repris leur activité le 5 juin.

Des avantages encore d’actualité

Cinquante ans après ces mobilisations, le souletin n’éprouve ni regret ni nostalgie. Peut-être un brin de fierté, ou un point d’honneur à avoir pris part aux mobilisations. Car “ceux qui critiquent aujourd’hui Mai 68 oublient les avantages que nous avons gagnés. Des mesures qui ont permis de meilleurs conditions de travail pour de nombreux travailleurs jusqu’à aujourd’hui”. Et termine par reconnaître et remercier les plus jeunes. “Heureusement que les étudiants sont venus nous chercher pour lancer le mouvement. Car nous avions besoin d’eux. Et eux avaient besoin de nous pour stopper les outils de travail”.