Anaiz Aguirre Olhagaray

“Jamais je n’aurais pensé, surtout à Biarritz, que ça tirerait au flash-ball”

Lola Villabriga, 18 ans, a été blessée par un tir de flash-ball lors de la manifestation à Biarritz mardi 18 décembre, en marge de la visite du ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian.

Lola a subi une triple fracture de la mâchoire et a perdu deux dents.
Lola a subi une triple fracture de la mâchoire et a perdu deux dents.

Entourée de son père et de sa sœur, la jeune étudiante en art nous fait part de son sentiment d’incompréhension et d’injustice. Lola a perdu deux dents, contrairement à ce que nous a affirmé une de ses connaissances vendredi dernier lors du rassemblement contre les violences policières.

Comment te sens-tu, aujourd’hui ?

Lola Villabriga : Ça va beaucoup mieux. Je pense que le plus difficile est passé. Les premiers jours ont été les plus difficiles. Peut-être pas le premier parce que quand je me suis pris le tir de flash-ball, j’ai eu l’impression de n’avoir rien eu du tout, en fait. Je n’avais perdu qu’une dent. Le plus dur, ça a été avant l’opération et deux jours après. J’étais vraiment déformée. Ce n’était pas facile de se regarder dans la glace…

Tu vas devoir subir d’autres opérations ?

Oui, je crois. Rien que pour retirer les plaques, certainement, quand la mâchoire se sera remise. Après, pour les dents, on va voir.

Pour l’instant, tu ne peux pas mastiquer ?

Non. Si je mâche, il y a un risque que je casse les plaques. Pour l’instant, c’est alimentation liquide pendant 45 jours.

Tu sais si tu vas garder des séquelles visuelles ?

Normalement, non. La chirurgienne a fait du bon boulot, elle m’a fait de beaux points, assez fins. Donc normalement, on ne verra rien du tout. C’est rassurant. Je me dis que j’ai eu de la chance.

Comment ça s’est passé sur le moment ?

Sur le moment, je n’ai rien compris. On était à la plage. Moi j’étais debout sur un banc, je commençais à filmer avec ma petite caméra, et à un moment, j’ai senti le premier tir de flash-ball dans ma tête. Je n’ai rien vu arriver. Il n’y avait pas de groupe, pas de mouvement. Les CRS, eux, étaient groupés. Mais nous, nous étions vraiment tous dispersés. Je pensais même que c’était la fin de la manif. Plus haut, vers les galeries Lafayette, on s’est fait gazer. Du coup, par petits groupes, on s’est tous séparés dans différentes petites rues, et après, c’était impossible de se regrouper.

Sur le coup, tu n’as pas ressenti la douleur ?

Non. Je ne suis pas tombée, je n’ai même pas perdu connaissance. Je crois que je suis juste descendue du banc, et j’ai mis ma main comme ça. Heureusement, un médecin est venu directement vers moi. Le camion de pompiers est arrivé. Du coup, mon amie a couru, elle a arrêté le camion et ils m’ont emmenée. J’avais déjà vu des images de manifestations où justement, à cause d’un choc de tir de flash-ball dans la bouche, un manifestant n’avait plus du tout de dents. Du coup, mon réflexe a été de me passer la langue et j’ai senti qu’il ne m’en manquait qu’une, donc j’étais super rassurée. Ce que je n’ai pas compris, c’est que je me sentais en sécurité, justement parce que j’étais seule, que je n’étais pas dans un groupe, perdue. J’étais en évidence, en hauteur… J'étais visible.

As-tu le sentiment que le policier t’a visée ?

Oui, je pense. Après, je ne l’ai pas vu, mais j’ai senti d’où arrivait le tir de flash-ball. La première chose que je me suis dite, c’est qu’on m’avait tiré dans la tête parce que j’étais en train de filmer. Je me suis dit ‘comment est-ce possible que ce soit une balle perdue, surtout d'un flash-ball, dans la tête ?’. Alors que j’étais en hauteur, sur un banc. Je ne comprends pas comment c’est possible de ne pas avoir été visée.

Aimerais-tu savoir qui a tiré ?

Oui, j’ai envie de savoir. Certainement que l’on ne saura jamais. Tout ce qu’on aura, ce sera des dédommagements… C’est ça qui est triste. Moi, j’aimerais savoir que le CRS qui a tiré n’aura plus le droit de travailler, qu’on voit sa tête… et qu’il soit humilié comme moi j’ai été humiliée. J’ai juste lancé une insulte, mais j’avais vraiment envie d’aller les voir, de leur montrer ce qu’ils m’avaient fait. J’étais tellement en colère. C’était tellement gratuit. Mais je pense qu’on ne verra jamais sa tête. Ce qui me ferait encore plus chier, c’est que le mec soit juste puni de flash-ball, comme un enfant qui serait puni de jouer aux jeux vidéo. Je pense que les CRS sont beaucoup trop armés.

Avez-vous décidé de porter plainte ?

Frédéric Villabriga (père de Lola) : Pour l’instant, on prend des contacts… On essaiera de faire les démarches posément, tranquillement. Je pense qu’il y aura une plainte, mais cela dépendra des éléments qu’on aura.

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris ce qu'il s’est passé ?

F. V. : De la colère. Si j’avais été là, j’aurais été violent. Puisqu’ils font du mal, je les aurais affrontés. A tort, mais… Je l’aurais fait. Parce que je n’accepte pas cela. Il faut laisser un petit peu les choses retomber... Mais je ne comprends pas qu’à une manifestation comme celle-là, avec des jeunes, des retraités, qui ne sont pas armés, pas casqués, qui ne jettent pas une boule de pétanque, je ne comprends pas qu’on puisse tirer à hauteur de visage, ou dans le dos. Je ne vois pas où était le danger pour les forces de l’ordre, ni pour le mobilier urbain. Ça me laisse sans voix, avec un nœud dans la gorge. J’ai bien fait de pas réagir tout de suite parce que la violence, ce n’est pas bon. Mais la violence policière non plus, ce n’est pas bon du tout. Peut-être que j’irai aux prochaines manifestations, en espérant qu’elles soient pacifiques.

Tu avais déjà manifesté auparavant ?

Lola Villabriga : Oui. Dans le coin, toujours. C’est cela qui me fait peur. Jusque-là, cela s’est toujours bien passé.

Tu étais surprise du nombre de policiers ce jour-là ?

Bien sûr. Ils étaient en civil dans la foule, il y avait des gars qui parlaient dans leur capuche, ils étaient partout. Ça m’a choquée. Ils étaient là, prêts. Mais prêts à quoi ? On est juste sorti manifester. Justement, quand je suis montée sur le banc pour filmer, j’ai vu qu’ils étaient super nombreux, ils étaient sur les toits, armés jusqu’aux dents, cagoulés... Ils étaient casqués… Ils étaient super impressionnants, comparé à nous. Il devait y avoir cinq personnes qui couraient sur le sable pour essayer de passer. C’était ridicule. Nous, nous n’étions pas armés du tout, il ne pouvait rien se passer.

Y a-t-il eu d’autres blessés ?

Oui. Quand mon amie m’a accompagnée à la clinique, elle m’a dit que dans la salle d’attente, il y avait un monsieur qui devait avoir 70 ans qui s’était pris un tir de flash-ball dans le dos.

A l’hôpital, le maire de Biarritz t’a rendu visite.

Il est venu en tant qu’homme politique, pour se déculpabiliser. On sentait qu’il ne savait pas quoi dire. Il s’est présenté comme le maire de Biarritz. Il m’a regardée, avec ma gueule défoncée, et il a haussé les épaules. A un moment, il m'a dit qu’il n’avait rien à se reprocher, que ce n’était pas de sa faute si ça s’était passé comme ça. C’est tout ce qu’il m’a dit. Il ne m’a pas demandé comment cela s’était passé, ce que j’étais en train de faire, si je le méritais ou pas... Quand il est parti, au bout de trois minutes, il a dit : "Surtout, si vous avez besoin de quelque chose pour Lola, maintenant ou plus tard, faites-le moi savoir". Il a flippé pour l’image de sa ville.

Ce qui t’est arrivé te dissuade-t-il de retourner manifester ?

Non, non. Au contraire. Mais ça me fait réaliser que quand des gens vont manifester et qu’ils disent être là uniquement pour manifester, c’est vrai. Tu peux te faire viser sans pour autant être un casseur. J’avais pris des lunettes de soleil, une écharpe pour la lacrymo, mais c’est tout. Jamais je n’aurais pensé, surtout à Biarritz, que ça allait tirer au flash-ball, comme ça. Je me demande comment il faut aller manifester, maintenant. Avec un gilet pare-balles ? Surtout que maintenant, les manifestants se font contrôler, ils se font enlever les lunettes de piscine, etc… Du coup, si tu vas manifester, t’es obligé d’y aller sans rien.

En attendant, on ne parle pas de cela à la télé. On voit Edouard Philippe parler… Et c’est très bien... C’est grave la violence envers les forces de l’ordre. Mais pour apaiser les choses, je pense qu’il faut parler des gens qui se font tuer ou blesser par les armes de la police. Je n’aime pas trop dire ça, mais ce sont vraiment des blessures de guerre. Ce sont des armes qui te déforment. Je trouve ça dégueulasse, en fait.

Tu vas retourner à l’école d’art ?

Oui, il me tarde. Là, c'est les vacances. Je vais essayer de récupérer un maximum et puis j’y retournerai à la rentrée, rien que pour le moral. Et puis je sais que même si physiquement je ne suis pas totalement rétablie, à l’école, tout le monde me soutient. Je n’aurai pas de honte à y aller avec une cicatrice ou des dents en moins.