Saint-André, Bénédicte

L'histoire espagnole, émaillée de souffrances en mal de reconnaissance

Un forum organisé à la faculté de Bayonne a permis, grâce aux témoignages de quatre victimes, de faire surgir fragments de vie et vérités crues, longtemps inaudibles ou tus. Retraçant ainsi l'histoire espagnole, de 1936 à aujourd'hui. 

Petri Sanabria et Maixabel Lasa © Isabelle Miquelestorena
Petri Sanabria et Maixabel Lasa © Isabelle Miquelestorena

Le mot victime peut parfois apparaître comme l'appendice jargonnant, voire euphémisant du processus de paix. Le temps d'une matinée à Bayonne, le mot a pris corps. Il a dit la chair atteinte, la peine insurmontable, l'incompréhension. Il a dit aussi la volonté d'avancer, l'envie de dialogue et le besoin de reconnaissance. Ces quatre trajectoires ont aussi permis de traverser, de manière subjective et intime, l'histoire récente de l'Espagne.

1936 : Les grands-parents et l'oncle de Petri Sanabria sont fusillés par des phalangistes. L'histoire de sa famille, elle l'apprendra vers l’âge de 8 ans. "Je suis reconnaissante à mes parents de me l'avoir transmise". Sa grand-mère est une femme instruite, engagée, toujours au premier rang des manifestations avec le drapeau républicain. "Je ne l'ai pas connue mais je suis fière de la femme qu'elle a été". Un jour, l'oncle de Petri Sanabria, le frère de sa grand-mère, membre d'un comité révolutionnaire, est blessé. Malgré les mises en garde de sa famille, sa sœur va le chercher à l'hôpital. Le chauffeur de taxi prévient les phalangistes. Ils sont abattus et enterrés comme des chiens. C'est un témoin caché qui a pu en faire le récit à sa famille. "Comme 130 000 républicains, ils attendent qu'on les sorte de terre et qu'on leur redonne une dignité".

1975 : Carlos Escartin, nom de guerre Cesar, membre du FRAP, le Front révolutionnaire antifasciste et patriote, organisation anti-franquiste et bras armé du PC, est torturé. "Contrairement à mon père et à mes frères tous assassinés, j'ai survécu. Je suis un privilégié". Il est arrêté alors que son commando vient d'assassiner deux policiers. La répression sera terrible. Il voit tous ses camarades le visage ensanglanté. Après trois jours de torture, il signe des aveux, un pistolet posé sur la table. "Si j'avais pu le saisir, je l'aurais retourné contre moi". Puis, il arrive en cellule. "Un soulagement". Parm, les policiers qui l'"interrogèrent", des gens de son village avec qui il a été à l'école.

1983 : Axun Lasa, dont le frère Joxean Lasa et son ami Joxi Zabala, respectivement 20 et 21 ans, sont enlevés à Bayonne, torturés et exécutés par le Gal. Elle-même était membre d'ETA. 14 mois après son arrestation, son frère et son ami disparaissent. Le Gal revendique leur exécution. "Imaginer mon frère entre leurs mains a été insupportable". Leurs cadavres seront retrouvés en 1995 à Alicante, douze ans après leur disparition. "Tu crois alors que tu vas pouvoir les tenir et les serrer si fort que ce malheur va disparaître". Leurs corps ont été enterrés dans de la chaux vive, yeux bandés, mains attachées. L’autopsie révèle qu’avant de recevoir une balle dans la nuque, les deux hommes ont été sauvagement torturés. Le responsable de la Guardia Civil ayant participé aux "interrogatoires", Enrique Rodríguez Galindo, sera condamné à 75 ans de prison et ne passera que quatre ans derrière les barreaux. "Les institutions ont créé le vide autour de nous. On a dû surmonter cela tout seuls. "

Lors de l'enterrement, la police empêche sa famille d'accéder au cercueil. Sa sœur est frappée, il y a des coups de feu. "Tout cela, tu le gardes en toi. Je ne savais pas comment continuer à vivre avec toute cette douleur". Grâce à une initiative du gouvernement basque, elle rencontre quatre autres victimes d'ETA et des commandos paramilitaires. "Cela m’a permis d’être une meilleure personne". Aujourd'hui, elle souhaite que Lasa et Zabala soient reconnus comme victimes du terrorisme d'Etat, "comme tous les autres dont les institutions n'ont même pas retenu le nom".

2000 : Maixabel Lasa, dont le mari, Juan Mari Jáuregui, ancien député socialiste du Gipuzkoa, est assassiné par ETA dans un bar de Tolosa. Lui-même dans sa jeunesse a appartenu à ETA et a été arrêté en 1971, lors du procès de Burgos. "Il parlait basque dans ses allocutions publiques, il a fait fermer une prison de Donostia où se pratiquait la torture". Malgré cela, menacé par ETA, il part travailler au Chili et rentre tous les trois mois, auprès de sa femme et de ses amis. Il témoigne contre le général Galindo au procès de Lasa et Zabala. A la sortie, il confie à sa femme, "je ne sais pas qui va m'assassiner, ETA ou Galindo". En 2000, il est abattu dans un bar par ETA. "Je continuais à attendre ses coups de téléphone tous les jours, en vain".

Le président du gouvernement basque Ibarretxe lui propose de gérer un service dédié aux victimes du conflit. Dans ce cadre, elle se rapproche de victimes des deux camps. "Au début je n'entendais que des silences au bout du fil. Et peu à peu, on s'est fait confiance". Elle rencontre l'assassin de son mari en prison. Il a suivi la via Nanclares, lui demande pardon, passant ainsi "du statut de héros à celui de traitre". Lors de leur rencontre, il est très nerveux. "C’était lui le plus ému". L'échange dure de longues heures, il répond à toutes ses questions. "Je suis une mauvaise personne", confie-t-il. "Si c'était le cas, je ne serais pas là. Chacun a le droit à une seconde chance", rétorque-t-elle.