Mathieu ACCOH

Réalité de l'utopie

“La situation en Catalogne est incompréhensible sans la connaissance d'un passé récent et pourtant soigneusement occulté par l'histoire officielle, tant soviétique que libérale”

Protestas por las cargas policiales en la jornada del referendum. (Jagoba MANTEROLA/ARGAZKI PRESS)
Protestas por las cargas policiales en la jornada del referendum. (Jagoba MANTEROLA/ARGAZKI PRESS)

On peut toujours soupçonner derrière la revendication séparatiste d'une partie des Catalans des motivations avant tout intéressées et bassement pécuniaires. On comprend malheureusement trop bien quels désirs peuvent animer les habitants d'une région qui représente 1/5 du PIB de l'Espagne, 56 % des start-up, 1/4 de l'accueil touristique. La logique européenne et nationale d'intégration politique solidaire, où les plus riches contribuent davantage, au profit des plus pauvres, peut aisément conduire au sentiment de “payer pour les autres”.

Le fameux “I want my money back” de Margaret Thatcher résumait dès 1979 cette revendication cupide et égoïste qui touche aujourd'hui la Californie comme la Lombardie ou la Vénétie en Italie.

Si on ajoute à cela le sentiment, lié à l'éloignement des lieux de décision, de ne pas être entendu, les différences culturelles, les jeux de pouvoir et de discrimination distribués par les territoires, les tendances sécessionnistes paraissent inévitables.

Pourtant la situation en Catalogne est incompréhensible sans la connaissance d'un passé récent et pourtant soigneusement occulté par l'histoire officielle, tant soviétique que libérale.

Tous les élèves et citoyens européens ont ainsi appris que la guerre civile de 1936 avait opposé les républicains progressistes démocrates aux forces réactionnaires et dictatoriales franquistes. Et on justifie la non intervention des forces démocratiques européennes par le désir désespéré des populations d'éviter la guerre et la confrontation avec les forces nazis. La réalité est plus complexe et bien plus désespérante. Comme le décrit parfaitement George Orwell dans son ouvrage Hommage à la Catalogne, qui retranscrit ce dont il a été témoin direct lors de son engagement au front de décembre 1936 jusqu'en juin 1937 : “la classe ouvrière espagnole ne résista pas à Franco au nom de la “démocratie” et du statu quo (…) sa résistance s'accompagna – on pourrait presque dire qu'elle fut faite – d'une insurrection révolutionnaire caractérisée”. Cette révolution fut la première expérience aussi durable et sur une aussi grande échelle d'une gestion anarchiste.

On a “oublié” qu'au début du XXe siècle la grande force syndicale et révolutionnaire espagnole est l'anarchisme. Ainsi en 1939, la CNT (Confederacion Nacional del Trabajo, syndicat anarchiste créé en 1927) comptait 2 600 000 adhérents. Or, comme le montre, par exemple, le biarrot Philippe Oyhamburu dans l'essai La revanche de Bakounine, c'est en Catalogne que l'Espagne a connu son expérience la plus étendue, systématique et efficace d'application des principes d'autogestion. 75 % des usines, 70 % des terres agricoles, les services publics, les commerces, cafés, hôtels et même les salons de coiffures furent collectivisés appliquant à grande échelle ce que Oyhamburu qualifie de “cycle autogestionnaire parfait : suppression des patrons capitalistes, gestion immédiate par la base, coordination économique, sans création de bureaucratie parasitaire”. Et c'est l'influence directe du philosophe français Proudhon qui inspire les principes d'égalité des salaires, les journées de travail écourtées, les décrets de collectivisation tout comme la tolérance à l'égard des petits paysans individualistes ou des petits commerçants (non franquistes) qui purent continuer à mener leurs affaires avec l'aide de leurs familles.

Mais l'espoir devenant réalité se heurta à trois fronts : à l'avant, celui des putschistes franquistes, à l'arrière celui du capitalisme libéral anglais et celui des forces communistes soutenues par le régime stalinien (que les anarchistes qualifiaient de “capitalisme d’État”) qui travaillaient à faire échouer la révolution autogestionnaire.

Tout cela devrait conduire à interroger la notion d'utopie qui n'est peut être comprise comme “lieu qui n'existe nulle part” que par ceux qui craignent trop qu'il se réalise. Et l'avenir nous dira si les séparatistes Catalans l'entendent dans un autre sens, à savoir “eutopia”, c'est-à-dire “le bon lieu”, fondé ici sur les idées de fédération, de mutualisation et de coopération chères au philosophe Pierre-Joseph Proudhon. A moins que nos soupçons soient justifiés.