Chloé REBILLARD

Caroline Guibet Lafaye : La question primordiale des violences policières c’est le maintien de l’ordre social

Caroline Guibet Lafaye est sociologue, chercheuse au CNRS. Elle a intégré le collectif des universitaires contre les violences policières qui s’est créé suite au mouvement contre la loi travail de 2016. Spécialiste de la violence politique, elle intervenait au gaztetxe de Bayonne le 17 octobre pour livrer un panorama des violences policières. Elle revient sur la construction politique d'un ennemi de l'intérieur et sur les logiques de maintien de l'ordre social.  

Pour Caroline Guibet Lafaye, les violences policières restent dans leur immense majorité impunies. © Isabelle MIQUELESTERONA
Pour Caroline Guibet Lafaye, les violences policières restent dans leur immense majorité impunies. © Isabelle MIQUELESTERONA

Si on regarde les choses dans une perspective historique, y a-t-il eu des évolutions dans la répression des mouvements sociaux ? 

Caroline Guibet Lafaye : A la fin du 19e siècle et durant toute une partie du 20e siècle, les formes de répression étaient très importantes et musclées, avec des affrontements, des morts, des blessés etc. à l’encontre des mouvements sociaux, ouvriers ou populaires. Après les années 1960 -1970, les autorités ont fait un effort pour tenter de passer à une gestion plus négociée des mouvements sociaux, et en particulier des manifestations, suite à des bavures. Depuis les années 1990, et c’est vrai en Occident en général, pas seulement en France, les formes d’organisation de la répression ou de l’encadrement des mouvements sociaux ont pris une autre forme à l’égard des mouvements décrits comme alter-mondialistes.

Cette organisation s’est élargie et a dépassé le simple encadrement des manifestations. On a assisté à l’encadrement de toute forme de contestation, par de nouvelles méthodes : le renseignement, la collecte d’informations, l’infiltration. Et par la suite, la provocation et la répression. Je trace les grandes lignes, cette évolution n’est pas linéaire, il y a eu des vagues. Ce qui marque les évolutions récentes ce sont à la fois les changements de stratégie, le type d’instruments utilisés et le cadre légal dans lequel ils s’inscrivent.  

Par exemple, depuis que nous sommes dans le cadre de l’état d’urgence, les mesures sont d’une autre nature. Le déploiement des forces de l’ordre a changé avec l’utilisation de mesures judiciaires, d’assignation à résidence, de perquisitions, et de tout cet arsenal législatif qui va faire que c’est plus facile d’encadrer, de contrôler et de réprimer les mouvements sociaux. 

Le secteur touché par les violences est-il plus large qu’à une certaine époque ? 

C.G-L : Je ne suis pas certaine que ça soit plus large, parce que dans les années 1970-80, tout ce qui était "alter", sans être alter-mondialiste était quand même surveillé. Et les manifestations des années 1970 donnaient lieu à des affrontements très violents. Aujourd’hui, on décrit les manifestations comme violentes, mais comparé à ce que c’était dans les années 1970, c’est de la rigolade ! Il y avait beaucoup plus de corps à corps, plus de cocktails molotov. 

L’asymétrie entre forces de l’ordre et manifestants était beaucoup moins importante qu’elle ne l’est actuellement. Désormais, à Paris, c’est un ordre militarisé qui est en place : ce n’est pas la police, c’est les gendarmes mobiles, donc des militaires. Ou des CRS qui sont suréquipés. On assiste à une militarisation de la gestion des manifestations. Les outils ont également évolué avec l’utilisation des armes sublétales par exemple. Quelques décennies auparavant, elles n’existaient pas. Il faut bien comprendre que ce n’est pas un phénomène franco-français : en Amérique du Nord, dans d’autres pays européens, les mêmes évolutions ont eu lieu en parallèle.

Néanmoins, la France a la particularité, en particulier depuis la loi travail, d’avoir des forces de l’ordre militaires dans la manifestation et au sein des cortèges. Cette façon de gérer les manifestations engendre de la tension. Et forcément la tension, ça explose parfois. Cependant, vous n’êtes pas obligé d’avoir un encadrement qui va susciter la violence, d’autres pays appliquent d’autres stratégies, notamment la négociation avec les services d’ordre des organisations syndicales, le désamorçage des tensions. 

Il y a une façon de stigmatiser les manifestants en parlant des manifestants violents, de casseurs…

C.G-L : Cette façon de construire l’image du casseur, de l’anarchiste violent, c’est quelque chose qui est produit dans les discours depuis les années 1990. Les autorités se donnent tous les moyens, notamment médiatiques, pour pouvoir insister sur cet aspect. 

Avant les manifestations, il va y a avoir un discours qui consiste à dire aux commerçants,  "surtout fermez vos magasins, barricadez bien vos vitrines car ils vont vous les casser". Dans cette logique, on amène les gens dans l’idée que ce sont des populations dangereuses, qu’il y a un risque. La construction de la menace c’est quelque chose de primordial. Il ne s’agit pas juste de montrer l’image de l’hôpital des enfants malades qui aurait été endommagé par des casseurs, alors qu’on a bien vu que c’était bien plus compliqué que cela, en réalité.

Au niveau des services de police et du renseignement, on table sur la possibilité de quantifier la menace et de pouvoir l’apprécier quantitativement. C’est pour cela que l’on fait de la collecte d’informations, en construisant la menace autour d’un ennemi de l’intérieur incarné par l’anarchiste et le casseur cagoulé. Le discours et la représentation sont construits en polarisant ces groupes sociaux comme un danger et une menace et en opérant une distinction avec le "bon manifestant" : le syndicaliste derrière son drapeau, qui chante gentiment ses slogans et qui se disperse quand on lui signifie que la manifestation est finie. Le point important c’est cette construction de l’image et de la représentation d’un groupe qui est potentiellement dangereux et incontrôlable.    

Dans le collectif, la violence policière est présentée comme étant systémique, et décrite comme une violence d’Etat, pouvez-vous expliquer ce postulat ? 

C.G-L : La violence est aussi pour une large part symbolique et psychologique et pas simplement physique. On a documenté tous les phénomènes de discrimination et de pratiques arbitraires des forces de police dans des quartiers difficiles. Le contrôle au faciès étant l’exemple le plus connu. Le problème quand on commence à s’intéresser aux dossiers qui ont été ouverts pour des faits de violence policière ou d’abus de pouvoir, on s’aperçoit que les cas pour lesquels il y a des sanctions à l’issue d’un conseil de discipline, sont marginaux et sont systématiquement des cas qui concernent l’usage de la force hors de l’exercice de la fonction de policier.

Par exemple, un policier qui va frapper sa conjointe ou bien, ses enfants. Ou qui utilise les attributs de sa fonction, pour obtenir un prêt à des conditions favorables. La police des polices, elle ne le supporte pas et le sanctionne. Par contre, quand vous êtes dans une situation où la plainte contre les forces de l’ordre porte sur une confrontation entre deux individus, là, c’est beaucoup plus compliqué d’obtenir gain de cause pour la victime. Et même sur des affaires très médiatisées, où on ne peut pas faire autrement que de passer le dossier devant la justice, des collègues comme Cédric Moreau de Bellaing ont montré que quand bien il y a des peines, elles ne sont pas appliquées. Ce qui veut dire que l’institution judiciaire ne sanctionnera pas des policiers qui ont employé un usage disproportionné de la violence, qui ont menti au cours de l’enquête pour couvrir leurs collègues.

C’est une forme d’impunité. Et même dans la construction du procès, il y a un problème :  on n’auditionne pas à parité les victimes et les forces de l’ordre, voire on n’auditionne que les policiers.

Dans quelles conditions et pourquoi a été créé le collectif ? 

C.G-L : C’est suite à tout ce qui s’est passé dans les mouvements concernant la loi travail. A cela, viennent s’ajouter les affaires comme celle d’Adama Traoré et les multiples affaires classées sans suite alors qu’il y a des présomptions qui sont assez fortes à l’encontre des forces de l’ordre. Avec notre statut d’universitaires, on estime qu’on peut avoir un petit peu de poids. Peut-être que ce que l’on peut dire aura plus de poids que ce que disent les jeunes gens.

Une partie des collègues du collectif travaillent sur la police, et connaissent donc le milieu. D’autres travaillent sur les quartiers sensibles, d’autres encore sur les violences politiques. En réunissant nos compétences, on a l’espoir de donner un contre-pouvoir, ou plus de poids à des personnes qui se plaignent de violences policières. L’idée était aussi de pouvoir travailler sur des dossiers pour les compléter et apporter des informations qui ne sortiraient pas, ou aider des familles qui ont été confrontées à la violence policière et qui ont besoin de soutien juridique. 

Vous dites qu’il faut politiser la question de la violence policière, qu’entendez-vous par là ? 

C.G-L : Il y a plein de façons de maintenir l’ordre public. Pleins de façons de décrire et de qualifier des mouvements sociaux, "des casseurs" en "bons manifestants". La marge de manœuvre que vous laissez aux forces de l’ordre, c’est quelque chose de politique car les policiers, en particulier les CRS ou les gendarmes mobiles, soit ils répondent à des ordres, soit ils ont délibérément une marge de manœuvre ou un flou qui leur permet d’agir, de gérer les choses comme ils l’entendent.

L’imbrication est très étroite entre le politique et les forces de l’ordre. Celles-ci sont là pour maintenir l’ordre et le statu quo, c’est la fonction par essence de la police, des militaires. On ne peut pas penser indépendamment les agissements des forces de police, du politique et de l’exécutif. Je ne suis pas en train de dire que l’assassinat d’untel ou untel répond à un ordre. Mais le fait que vous puissiez vous asseoir à quatre sur quelqu’un pendant vingt minutes et le laissez là sans appeler les pompiers ou le Samu alors qu’il ne respire plus, c’est que probablement vous savez très bien que quoiqu’il arrive à cette personne, il ne vous arrivera pas grand chose. 

Depuis quelques décennies, n’assiste-t-on pas à une montée de l’hégémonisme sécuritaire ? 

C.G-L : Lorsque je me rends à Paris ou dans n’importe quelle grande ville, je ne vois pas des gens terrorisés par ce qui s’est passé dans les années 2015-2016. Construire la menace du terrorisme global et international, ou local répond à plusieurs desseins dont la criminalisation des mouvements sociaux. Les rassemblements sont interdits, les assignations à résidence autorisées, et ensuite l’état d’urgence est constitutionnalisé. Cela facilite beaucoup le travail de la police, pour maintenir l’ordre public et surtout l’ordre social. Car c’est là qu’est la question primordiale, c’est le maintien de l’ordre social. 

Ici, au Pays Basque, lorsque l’on pense violence policière, ce n’est pas tant les mouvements sociaux "traditionnels" mais les mouvements abertzale qui viennent à l’esprit. Est-ce que la jonction avec les peuples dominés a été pensée au sein du collectif ? 

C.G-L : Pour ma part, je travaille sur la violence politique et donc aussi sur les effets de la répression sur les mouvements qualifiés de violents. Les mécanismes qui sont à l’œuvre demeurent ceux de la police et peuvent être très en marge de la légalité. Ce sont les mêmes sur l’ensemble du territoire, même si, ici, le degré d’arbitraire a sans doute été poussé à son paroxysme par rapport aux mouvements sociaux hexagonaux. Mais les techniques et procédés sont les mêmes. Comment vous allez réussir à coincer l’autre ? Le pousser à faire des choses qui vont vous permettre de l’arrêter ? On parle de la violence légitime mais beaucoup de moyens utilisés par la police sont aux marges de la légalité. L’ "affaire Tarnac" par exemple l’a montré.

Autre point, le discours dominant dit "la fin justifie les moyens". La question est de savoir dans quelle mesure la menace n’est pas construite et projetée par les services qui se nourrissent de ça pour travailler et justifier leur activité. L’affaire de Tarnac étant l’exemple par excellence : elle a permis au gouvernement de droite de l’époque de construire une affaire extraordinaire, et aux services de renseignements de se renforcer à un moment où ils étaient dans le creux de la vague.

Qu’une "menace" terroriste existe en France n’est pas anodin dans le travail des services de renseignement et pour le ministère de l’intérieur. Cependant, les éléments du dossier ont été très largement alimentés par les services de renseignement et le ministère de l’intérieur à un moment où ils souhaitaient faire durcir des lois sur la sécurité intérieure. Lorsque l’on regarde le dossier les faits et les éléments sont… un peu légers.