Mikel CHAMIZO
Irun
Elkarrizketa
Eli Etxebeste
Musicologue

“Oteiza pensait que l'évolution de la musique basque pouvait venir du jazz”

Le Musée Oteiza de Altzuza (Nafarroa) a présenté l'ouvrage de la musicologue Eli Etxebeste, “Oteiza et la musique”, dans lequel elle étudie la relation qui lie cet artiste et éclectique penseur à la création musicale de son époque, vaste sujet peu analysé. Cette monographie rassemble des témoignages, des écrits, des publications, des échanges avec des compositeurs et des interprètes ainsi que la discographie privée du sculpteur, conservée dans le musée.

A la différence du sculpteur Chillida dont les affinités avec la musique sont bien connues, nous ne savions rien de la relation d'Oteiza avec le monde des sons. Il est curieux que tout le monde essaie de comparer ce duo en mettant l'accent sur ce que l'un a et ce que l'autre n'a pas. Chez Chillada, la relation à la musique est explicite : elle se retrouve dans les titres de ses créations, références claires, elle apparaît dans ses écrits... Dans le cas d'Oteiza la relation est différente et très complexe, la connexion explicite ne transparaît que dans un cas isolé “l'Hommage à Bach”. Le chemin pour découvrir la musique d'Oteiza passe par l'intuition et les sensations, la découverte de la force dynamique de ses sculptures. Je dirais que Chillida domine la nature, qui se meut autour de ses créations, mais que chez Oteiza c'est la sculpture elle-même qui bouge.

Comment avez-vous pris conscience de cette qualité dynamique de l'oeuvre dOteiza ?

Ce fut la prise de conscience d'une personne qui revient au Pays Basque après avoir vécu quinze ans à l'étranger. A mon retour je me suis rendue à Aranzazu et y ai redécouvert la “Frise des Apôtres”. J'ai perçu beaucoup de dynamisme en elle et il me vint à l'esprit l'effet cinématographique donné en dessinant sur les coins des pages d'un livre et en les faisant défiler rapidement avec le doigt : j'ai eu la sensation que si chacun des apôtres avait été dans un coin, ils danseraient. Le mouvement et la dynamique me semblaient tout aussi frappants qu'avec les oeuvres sur les sphères du scupteur. Ses matériaux de pierre et de métal pèsent des tonnes mais donnent la sensation que la sculpture s'élève dans les airs. Je trouvais du mouvement dans tout ses créations et un jour je découvris par pur hasard “le Ballet des Apôtres” : un projet de ballet pour lequel il a réalisé des esquisses de scénographie et ébauché certaines idées. C'est à ce moment-là que je pensai qu'il y avait peut-être quelque chose de plus concret derrière mes sensations et que je commençai mes recherches.

Comment avez-vous débuté vos recherches et quels documents avez-vous découverts ?

A cette époque je ne disposai pas encore de sources documentaires, mais je parlai à la photographe Anka Mashusen et lui demandai de réinterpréter une sculpture d'Oteiza d'une perspective dynamique. Anka choisit “la Vague” du Musée d'Art Contemporain de Barcelone et les résultats confirmèrent une nouvelle fois mes intuitions. Je candidatai avec ce projet à la bourse de recherche Teresa Carreño lancée par le Musée Oteiza et la remportai. A partir de là le défi était d'aller bien au-delà de ce que l'on connaissait déjà de la relation d'Oteiza à la musique, ce qui se limitait à ses rapports avec Ez Dok Amairu (mouvement culturel avant-gardiste basque pluridisciplinaire) et à quelques réflexions d'ordre social et politique dans son ouvrage “Quousque Tandem !”. Le champ qui m'intéressait le plus était celui de l'artistique et il était pratiquement inexploré. Par chance le Musée Oteiza était à cette époque en plein processus de digitalisation du matériel et une immensité de manuscrits sortirent des archives, car Oteiza écrivait tous les jours. Dans certains il étudiait des compositeurs, dans d'autres il se préparait aux concerts auxquels il pensait assister, et on a même trouvé des annotations prises pendant des concerts ou des retransmissions à la radio. De cette digitalisation surgit aussi un document qui affirmait que “Jorge Oteiza abandonne la sculpture pour se consacrer au cinéma et à la musique électronique”.

A-t-il été facile de tirer des conclusions claires de tout ce matériel ?

Non. Certaines annotations d'Oteiza sont franchement difficiles à comprendre et à déchiffrer, mais d'autres sont plus précises. J'ai essayé d'ordonner ces informations et de déterminer le regard qu'il portait sur la musique pendant un an et demi. Il n'est malheureusement pas parvenu à faire de la musique ou du cinéma, comme il le souhaitait. Mais nous connaissons bien l'histoire d'“Acteon”, le film qu'il ne réalisa pas mais pour lequel il avait un scénario et une bande sonore. Un document a ainsi pris forme, en confrontant les méterieux les uns aux autres, s'est défini avec les années et apparaît aujourd'hui résumé sous la forme d'un livre dans lequel j'ai essayé d'exprimer de manière cohérente cette quantité de réflexions dispersées.

Quel type de musique Oteiza écoutait-il ?

Il aimait tout type de musique, de Bach à Mozart en passant par Beethoven, Chopin, Debussy et Ravel, Boulez, cage ou Stockhausen. Il s'intéressait aussi à la musique populaire dans laquelle il regroupait un large éventail de musiques traditionnelles, de la musique basque à l'opéra chinois, en passant par le gamelan indonésien ou les musiques finlandaises. Le point qui le hantait entre tous était la relation qui liait la musique basque au jazz, genre qui pouvait vraiment aider à l'évolution et à la révision de la musique populaire basque. Il voyagea plusieurs fois à Paris pour écouter du jazz et finit par élaborer des exerces d'improvisation pour les musiciens basques.

Fréquentait-il des artistes du milieu de la musique ?

Il mena quelques travaux en partenariat et lia des amitiés. Il était par exemple ami avec Petri Palou-Periel, professeur de Tete Montoliú. Sa relation avec Fernando Remacha fut différente, plus créative, avec différents projets menés à la fin des années 50 et au début des années 60 qui n'aboutirent pas mais qui se développèrent sous d'autres formes. Il était aussi en relation avec Nicanor Zabaleta qu'il admirait, et Maria Luisa Ozaita, toute jeune à l'époque et qui vivait dans le nord de l'Europe. Bien que n'étant pas intime avec eux, il portait un intérêt spécial aux compositeurs tels que Francisco Escudero, Carmelo Bernaola ou Luis de Pablo. Oteiza réfléchissait à la création d'un laboratoire de musique électronique inspiré des modèles de Colonia, Paris, Milan ou New York.

Quel avis portait-il sur ces compositeurs ?

Concrètement, Luis de Pablo lui semblait être une figure clé de l'avant-garde musicale. A cette époque De Pablo était très actif, il organisait des auditions de musique contemporaine et les commentait. Des écrits témoignent de la présence d'Oteiza à ces auditions ; il s'intéressait à l'oeuvre des jeunes compositeurs qui s'y produisaient. Il rencontra l'un d'eux en 1961, Stockhausen. Remacha l'invita à donner des conférences dans la capitale navarraise et ils se rendirent ensuite chez un ami pour écouter de la musique et en parler. En réalité, il s'intéressait à tous les grands noms de la musique du moment mais il y a une œuvre pour laquelle il avait une très grande considération : “Illeta” de Francisco Escudero, qui lui paraissait être quasiment un modèle des idées qu'il avait à propos de la musique basque, sur l'influence des pastorales et l'importance de l'orgue.

En quels termes Oteiza pensait-il la musique ?

Oteiza concevait et expliquait la musique sur un mode très plastique. Il ne pensait pas en notes et en rythmes mais en lignes, en superficies et en volumes sonores. Il présente une vaste compréhension de la musique et s'étonne qu'elle ne soit pas le plus impopulaire des arts alors qu'elle le devrait, étant donné l'effort d'audition et de mémoire qu'elle demande. Bien qu'il ne soit pas musicien, il parvint à étudier la composition musicale. “Je suis sculpteur d'autres choses” disait-il et il se voyait comme l'esprit qui planifie l'oeuvre, qui définit comment sera la musique et qui participera à sa création. Il avait foi dans le fait que l'artiste puisse transcender les disciplines quand son objectif ultime est de matérialiser la pensée.

Je crois que ce fut Txomin Badiola celui qui dit, pendant les funérailles du sculpteur, qu'il y a chez Oteiza de nombreux Oteizas, presque autant que d'approches de son œuvre qui peuvent être plus intuitives ou plus intellectuelles et souvent parallèles et tout aussi sérieuses. Le travail musical le plus important autour d'Oteiza est le “Laboratoire des craies” de Ramon Lazkano (travail inspiré de l'oeuvre du même nom du sculpteur) : dix-huit œuvres dans lesquelles il adopte la même attitude spéculative face à la création, sans être assuré d'un résultat concret, en s'engageant dans des zones inconnues et en ressentant la liberté de l'expérience. Il existe plusieurs œuvres qui rendent un hommage plus personnel à celui qui créa tant de sculptures capables de nous émouvoir. J'espère que ce livre qui recueille plus de quatre-cents citations inédites d'Oteiza sur la musique sera utile aux musiciens qui souhaitent se rapprocher de sa pensée.