Roger LAHANA

La corrida, berner et tuer un ruminant myope

Corrida à Vista Alegre. (Marisol RAMIREZ / FOKU)
Corrida à Vista Alegre. (Marisol RAMIREZ / FOKU)

La corrida, c’est le monde de la tricherie et de la lâcheté sous toutes ses formes, dans le seul but de donner en spectacle l’agonie et la mort d’un ruminant qui, de façon naturelle, n’est le prédateur d’aucune espèce. Il est intéressant de souligner qu’en plus de toutes les autres duperies dont est victime le taureau promis à la torture par armes blanches face à des humains parfaitement entraînés et munis de piques, harpons, épées et poignards, s’en ajoute une qui reste peu souvent décrite : le fait que les bovins sont myopes. Les seules choses qu’ils parviennent à voir avec une certaine précision, en dehors de ce qui est tout près de leurs yeux (en général, l’herbe dont ils se nourrissent), ce sont les formes en mouvement, systématiquement interprétées comme des risques de danger.

Dans une corrida, le torero est habillé de vêtements moulants, ce qui le rend quasiment invisible dès lors qu’il reste immobile (aucun élément de son accoutrement ne bouge, même s’il y a du vent). Le seul objet qu’il va mettre en mouvement, c’est sa cape et c’est bien la seule chose que va distinguer le taureau, qui va la charger – plutôt que l’humain qui la tient – pour répliquer à ce qu’il interprète comme une agression et qui n’est en fait qu’un leurre aux contours flous et inconsistants.

Chez les mammifères, les yeux des prédateurs (humains compris) sont sur l’avant du crâne, ce qui optimise leur vision binoculaire afin d’avoir une perception précise des distances. En revanche, ceux de la plupart des herbivores sont de part et d’autre du crâne, ce qui optimise leur vision latérale afin de repérer plus facilement l’approche d’agresseurs éventuels. L’inconvénient principal est qu’il s’agit majoritairement d’une vision monoculaire, donc imprécise quant à l’évaluation des distances. La partie binoculaire est extrêmement restreinte, avec un angle mort allant jusqu’à 1,25 mètre devant la tête du taureau.

Les yeux des taureaux sont sous contrôle d’un muscle rétracteur, inexistant chez l’être humain. Lorsque le bovin est effrayé ou stressé, ce qui est de toute évidence le cas pendant une corrida, ce muscle va faire reculer les yeux à l’intérieur des orbites. La conséquence en est une augmentation de l’angle mort frontal. Le taureau ne voit plus rien de ce qui se trouve devant lui, ce qui va bien sûr le handicaper s’il charge sans distinguer ce qui se trouve sur sa trajectoire.

La conséquence des coups des piques est la lésion des muscles du cou qui lui permettent de garder la tête haute, une position dont le matador ne veut pas puisqu’elle rendrait quasiment impossible la mise à mort telle qu’elle se pratique. De plus, lorsqu’il a la tête baissée au plus bas, son champ de vision est encore plus restreint.

Il s’agit là de la principale raison pour laquelle le matador crie régulièrement : le taureau n’y voyant quasiment plus rien, il faut l’attirer par le son. Dans un état de semi-inconscience, l’animal souffre, dans la dernière partie de son calvaire, d’une énorme diminution de sa vision normale, s’ajoutant à un état de stress, de déshydratation et d’épuisement extrêmes.

Dans sa thèse en pharmacie consacrée à la vision du taureau en 2002, Renaud Valette, par ailleurs aficionado non dissimulé, écrit : “A ce stade terminal, il est certain que la vue du taureau de combat a fortement diminué puisqu’il ne charge quasiment plus, se défend sur place et tend à s’immobiliser en se cadrant. Les toreros signalent qu’à ce moment du combat, l’œil du taureau est larmoyant, parfois irrité […]. Cependant, il est sûr qu’au moment de la mise à mort, la vision du taureau devient négligeable et parfois quasi nulle.”

La corrida n’a rien d’un combat loyal et tout d’une exécution codifiée qui ne laisse aucune chance à l’animal. Une fois encore, elle se révèle pour ce qu’elle est : une pratique lâche et perverse, consistant à torturer jusqu’à la mort non pas “un fauve”, mais un ruminant myope, enlevé soudainement des prairies paisibles où il a toujours vécu pour se retrouver soudain dans un milieu clos, inconnu, bruyant et hostile (l’arène) où il va être berné par un leurre insaisissable et transpercé de piques, harpons, lames et poignard jusqu’à ce qu’il succombe.

Heureusement, grâce aux actions des anticorridas et de la désaffection du public dans les arènes, ce dernier vestige des jeux du cirque, indigne d’un pays civilisé, n’a jamais connu un tel déclin.

– Sources

Sobre la vision en el toro de lidia, José Enrique Zaldivar, Cavicornio, 2011.

La vision chez les bovidés, cas particulier du taureau de combat, Renaud Valette, thèse en pharmacie, Université de Nancy 1, 2002.