Peio Etcheverry-Ainchart

Le plus beau des cadeaux

Peio Etcheverry-Ainchart. © Isabelle MIQUELETORENA
Peio Etcheverry-Ainchart. © Isabelle MIQUELETORENA

C’est la saison des cadeaux et il est clair que d’ordinaire, au cœur de cette civilisation de la consommation dans laquelle nous nous sommes collectivement fourvoyés, la notion de cadeau tourne invariablement autour de biens matériels plus ou moins utiles, plus ou moins coûteux, plus ou moins durables. Rares sont devenus les présents véritablement venus du cœur ou de l’âme, ciselés avec amour et patience, en prenant le temps de penser réellement à la joie attendue par la personne que l’on cherche à toucher. C’est en me désespérant à cette funeste idée qu’un rayon de soleil m’est apparu au début du mois de décembre, de l’origine la plus inattendue qui pouvait être envisagée.

Merci Frédéric Orard

En fait de cadeau, le mot est trop faible ; c’est une véritable offrande. Mieux encore que de l’or, de l’encens ou de la myrrhe. Mieux qu’une tablette numérique, une bouteille de bon vin ou un livre de chez Elkar. C’est pourtant une phrase. Une simple phrase, d’un niveau grammatical à peine plus élevé que celle d’un élève de CE1, mais d’une portée quasi incommensurable quand on vit au Pays Basque Nord en ce début du XXIe siècle et qu’on s’intéresse quelque-peu aux affaires publiques. Cette phrase, on la doit à Frédéric Orard. Son nom ne vous dit quasiment rien et pour tout dire, il ne mérite guère plus de célébrité que celle dont l’a privé son indigence. Mais vous en avez entendu parler car il s’agit de ce promoteur immobilier dont les groupes abertzale Herri Berri, EH Bai et Aintzina ont dénoncé la “bidouille” dans trois programmes luziens n’en faisant en réalité qu’un, dans le but de passer sous le seuil imposant une part de logements sociaux. Après une deuxième action de dénonciation sur le chantier du dernier bâtiment de son programme, tandis qu’il répondait à un journaliste de France Bleu Pays Basque qui lui signalait qu’on lui reprochait l’immoralité de son acte davantage que son hypothétique illégalité, il commit la fameuse phrase-cadeau : “Moi, je suis pas curé. L’immoralité, je la laisse aux prêtres”.

Dix mots qui claquent au vent et qui, tel le goût d’une célèbre friandise de ma jeunesse, laissent à la bouche un double effet magique : dégoût d’abord, devant un tel mépris affiché pour la moralité ou l’éthique ; puis plaisir immense ensuite, pour celles et ceux qui cherchent à convaincre la population des dérives de certains métiers de l’immobilier. Car pour ma part, depuis près de 20 ans que je supporte d’entendre les promoteurs défendre leur activité hors de tout soupçon, leur vertu supposée, le fait même que devant les faiblesses de l’action publique ils sont presque devenus en valeur absolue les principaux constructeurs de logements sociaux, voici qu’enfin l’un d’entre eux reconnaît de la manière la plus crue qui soit qu’il se fout complètement du monde et n’écoute que son intérêt financier personnel… Un peu comme un enfant pris les doigts dans le pot de confiture et qui ne prendrait même pas le soin de nier effrontément les faits, revendiquant au contraire qu’il n’a rien à faire des règles communes et finira même tout le pot devant les yeux de ses parents.

Impunité totale

Bercé comme je l’ai été d’éducation judéo-chrétienne, j’ai d’abord été choqué par cette phrase et pour tout de dire, j’en croyais à peine mes oreilles. Mais depuis, j’en suis reconnaissant à ce promoteur. Oui, merci à vous, Monsieur Orard avec un grand “M”, d’avoir ainsi moulé avec si grand talent un étron d’une telle perfection. Merci d’avoir avec une grandeur d’âme gandhienne élevé l’honnêteté intellectuelle jusqu’à reconnaître publiquement et à une heure de grande écoute l’infecte purulence qui vous gangrène, vous et tant de vos collègues.

Merci surtout pour ce qui constitue, en fait, un aveu aussi spectaculaire qu’inédit, concluant ce reportage radiophonique dans la même jubilation que procure l’Hymne à la joie dans la Neuvième. Car, quand on connaît un peu les arcanes des mondes politique ou économique, on peut se demander comment un promoteur a pu se laisser allègrement aller à une telle déclaration publique. Ingénuité de jeune puceau face à l’effet désastreux que cela pourrait avoir sur l’opinion publique ? Cynisme crasse voire même provocation ? Ou juste sentiment de pure et simple impunité, qui le mène à penser que feinter avec les aspérités des règlements d’urbanisme pour tirer le maximum de profit est devenu parfaitement naturel au Pays Basque ? C’est si naturel : quand on pique une fois le sac d’une vieille dame, on a probablement mauvaise conscience ; mais au bout d’une vingtaine de sacs, cela devient juste une question de statistique…

Priez pour nous

Un beau cadeau, donc, que cette petite perle radiophonique, car elle permet de mettre au grand jour les nauséabondes pratiques d’un milieu, sans même avoir besoin d’éléments probants puisque le milieu lui-même reconnaît sa forfaiture ; et elle permet tout à la fois de révéler la cécité des pouvoirs publics face à de telles anomalies, puisqu’en l’occurrence personne et encore moins la mairie n’a cherché à voir s’il n’y avait pas au minimum abus de droit dans le cas présent.

Il reste qu’au-delà de cette histoire spécifique, nous avons encore là un exemple – certes caricatural mais non isolé – des appétits voraces qui pèsent sur le foncier du Pays Basque Nord, dont nous ne cessons d’alerter sur leurs multiples conséquences économiques, sociales ou encore écologiques. Tant que l’on continuera collectivement à agir comme Frédéric Orard, c’est-à-dire en décidant d’emblée de mettre de côté tout aspect moral dans nos actions sous prétexte que la moralité serait affaire “de curé” (!), nous ne sommes pas près d’assurer un avenir serein à ce pays et il ne nous restera peut-être bel et bien que des prières pour nous aider. Ora(rd) pro nobis !