Jean-Luc Ginder

Ne jetez pas la pierre aux Gilets Jaunes… car la société de service se meurt

Une des mobilisations des “gilets jaunes”, au rond-point de la Négresse. © MEDIABASK
Une des mobilisations des “gilets jaunes”, au rond-point de la Négresse. © MEDIABASK

On doit faire le deuil de la promesse de progrès que la société industrielle a apportée. A l’époque, on avait d’ailleurs beaucoup contestée Metro-boulot-dodo.

On dénonçait le phénomène répétitif de ce nouveau modèle et dans un même temps, on adhérait parce qu’il permettait l’intégration de la classe populaire et l’élévation dans l’échelle sociale et en participant, on devenait les acteurs des fruits de la croissance.

On a fait l’erreur d’imaginer que cette étape était devenue un modèle économique infaillible sans prendre la mesure qu’au fil du temps, il ne remplissait plus sa fonction d’intégration. La souffrance due à l’appauvrissement progressif des travailleurs français se manifeste aujourd’hui au travers du mouvement des gilets jaunes qui est en réalité le mouvement des travailleurs français trahis par les doctrines économiques et par les politiciens.

La confiance est aujourd’hui perdue et le monde nouveau proposé a des raisons d’effrayer les plus fragilisés. L’horizon proposait un avenir empreint de pauvreté et de solitude et la réalité montre qu’il est et sera de plus en plus compliqué de s’en extraire.

Les nouveaux gilets jaunes dénoncent la déshumanisation du système et l’impression de rejet est une réalité.

Les chiffres de l’INSEE confirment cette situation en annonçant que seulement 5 % souhaitent vivre dans l’avenir et que 70 % ont la nostalgie du passé. Etonnante constatation alors que les progrès se multiplient et qu’il est une évidence sur le papier que le monde devrait aller mieux.

Mais aujourd’hui et maintenant, l’urgence devient pour beaucoup de Français de trouver un travail tout en sachant qu’il ne garantit plus un pouvoir d’achat suffisant pour vivre décemment. L’idée même de jouer le jeu de la croissance pour avoir une situation est remise en question, remettant en question la pertinence du monde industriel tel qu’il existe.

Le monde industriel se meurt et nous perdons nos repères, notre position sociale tout en retrouvant notre identité.

Les questionnements sur le modèle économique en place renvoyaient aux bénéfices d’inclusion retirés et donnaient à chaque ouvrier, contremaître, ingénieur, ou industriel le sentiment d’appartenir à la même société en construction.

Aujourd’hui le constat est douloureux. Les classes dites populaires ont été externalisées par des processus de production de plus en plus complexes entraînant avec elle les classes dites intellectuelles ou supérieures. La société actuelle avait été baptisée période post industrielle. Nous n’avons su ni la décrire ni soupçonner qu’après le post, il y aurait un aujourd’hui.

Une frayeur traverse la société française. Car nous ne savons pas très bien ce que la société actuelle est vraiment. Il me semble pourtant que maintenant, on sait mais on ne dit pas que la société digitale est en phase de naissance, plus précisément la société algorithmique.

Cette société algorithmique (celle de l’intelligence artificielle) est une société dans laquelle l’homme dans la nouvelle chaine de production et de consommation est en ligne et non plus dans la ligne. En un mot, un monde cohérent où je travaille et consomme en ligne. Quelle grande désillusion !

Désillusion nationale pour la croissance car les cycles de croissance ne se suivent plus (la loi de Nikolai Dmitrijewitsch Kondratjew ne marche plus), la baisse du travail qui n’a pas créé une société de loisir, la monté des richesses en lien avec les inégalités…

Cinquante ans se sont passés depuis Mai 1968 qui signa le plus fort de la protestation contre la société industrielle qui arrivait à son déclin. Il est fort possible que la contestation des Français est la protestation contre la société algorithmique dans laquelle ils ne veulent pas se projeter. Une nouvelle société française avec beaucoup de richesse en haut et d’emplois low cost en bas, une société où le déclassement est irréversible, une société de polarisation, une société sans tâches intermédiaires, une société sans classe populaire et sans classe moyenne, voilà de quoi ont peur les gilets jaunes, voilà ce que rejettent les Français.

Il faut donc impérativement que la classe dite moyenne renaisse en France, car si elle ne devait pas renaître et retrouver ses espoirs pour elle-même et ses enfants, la démocratie, la liberté, l’égalité et la fraternité seraient en danger.

La société post industrielle ou sous une forme plus économique la société de service dans laquelle nous vivons se meurt.

Ce modèle économique ne produisait plus de croissance car le produit central est le temps. Temps incompressible et non dilatable qui ne peut induire une croissance économique. La nouvelle société algorithmique est susceptible de créer de la croissance avec moins d’acteurs humains et souvent à faible coût.

Il y a donc non seulement une demande de pouvoir d’achat (demande pleine de justice sociale mais intenable dans le temps selon nos schémas économiques), mais aussi une prise de conscience générale poussant les classes moyennes et populaires à poser une question de fond. La force de travail française sera-t-elle broyée par les algorithmes, intelligence artificielle ? La peur est légitime, même si inconsciemment exprimée. Elle est jaune, elle se fonde sur la baisse de masse de travail, la baisse générale du pouvoir d’achat, sur la déshumanisation du travail qui restera… On est déjà abêti par des modes d’activation qui nous attachent à nos écrans.

La société industrielle intégrative est morte, la société de service à croissance atone se meurt et la naissance de la société algorithmique effraye…

Le chômage croissant, le pouvoir d’achat baissant a donné naissance au mouvement des gilets jaunes. Il sera difficile de convaincre les Français de croire en leur avenir tel qu’il leur est proposé. Un mal nous ronge. Le traitement est connu, il suffit de l’administrer.