Antton ETXEBERRI

Christiane Taubira :

En 2012, Christiane Taubira assumait la fonction de ministre de la Justice. Elle l’a été pendant trois ans et huit mois, sous la gouvernance Hollande. Durant son mandat, la question de la résolution du conflit basque était sur la table. Elle a rencontré des représentants de prisonniers basques et a entretenu des échanges avec des parlementaires locaux. Présente à Genève au moment de la déclaration de la dissolution d’ETA, elle a accepté de répondre à MEDIABASK.

Christiane Taubira était venue à Bayonne lors de la campagne présidentielle, pour soutenir B. Hamon. © Bob EDME
Christiane Taubira était venue à Bayonne lors de la campagne présidentielle, pour soutenir B. Hamon. © Bob EDME

Madame Taubira, vous étiez présente à Genève le jeudi 3 mai au centre Henry Dunant, au moment de la le lecture du communiqué de la disparition du groupe Eustadi ta Askatasuna. Pourquoi ?

Christiane Taubira : J’ai accepté cette invitation eu égard à l’importance de l’évènement, mais plus encore dans l’idée de contribuer à ce que cette étape ne soit pas une clôture. J’entendais ainsi, par ma présence, marquer mon engagement pour la paix. C’est un moment à la fois lourd de conséquences et peut être chargé de promesses, mais qui n’est pas sans risques.

Quelle lecture faites-vous de cette décision de dissolution d’ETA ?

C. T. : C’est toujours un progrès de considérer que les solutions politiques, même incomplètes, même insatisfaisantes, sont supérieures aux actions militaires. Cela demande toujours des efforts de construire ensemble. Il faut une volonté têtue et beaucoup d’humilité.

Vous avez été ministre de la Justice lors de la présidence d’Hollande. Pourquoi le gouvernement français n’a, à ce moment-là, pas été dans le sens du processus de paix ?

C. T. : Sous la législature précédente, il n’y eut en effet pas de progrès visible significatif. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y eut ni geste ni acte qui ait permis de faire mûrir et de rendre possibles les dénouements actuels. Des rencontres ont eu lieu et des décisions ont été prises dans le ministère que j’avais en charge, et je crois qu’elles ont contribué à décrisper des attitudes et ouvrir des perspectives de dialogue. Vos parlementaires y ont pris une part déterminante, et je veux particulièrement saluer Frédérique Espagnac, Colette Capdevielle et Sylviane Alaux. Des échanges ont également eu lieu avec des représentants de prisonniers, au comportement digne et responsable. Et je savais vos élus locaux très impliqués.

L’ancien ministre de l’Intérieur et Premier ministre Manuel Valls s’est toujours montré hostile à toute évolution vers la paix au Pays Basque, privilégiant la répression, dans la lignée de l’Etat espagnol. Quelle était et est votre position à vous ? Pouvez-vous nous expliquer les blocages que vous avez rencontrés depuis votre ministère ?

C. T. : Cette histoire est extrêmement douloureuse et je conçois sans difficulté qu’elle provoque des blocages. Il y a les souffrances des victimes survivantes, celles des proches de victimes disparues, il y a aussi la souffrance des familles de prisonniers. Il n’y a pas d’équivalence entre les souffrances. Cela appelle des efforts pour respecter celles d’autrui, et nous devons admettre l’idée qu’on puisse ne pas entendre ni comprendre la souffrance de l’autre. Cela exige, de mon point de vue, que l’on soit très attentif à ne poser ni parole ni acte susceptible d’aggraver l’incompréhension ou les colères. Pour ce qui me concerne, j’ai veillé à établir des rapports de respect, de franchise et de courtoisie avec le gouvernement espagnol. J’avais deux interlocuteurs : le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur qui, en Espagne, a en charge l’administration pénitentiaire. Je me suis déplacée deux fois. Je les ai informés de la doctrine de traitement des prisonniers selon notre code de procédure pénale à partir du moment où les détenus eux-mêmes s’inscrivent dans les principes du droit commun. Après la décision de la CEDH concernant une vingtaine de détenus en Espagne, j’ai envoyé la directrice de la Direction de l’administration pénitentiaire pour des séances de travail. Ce furent des rapports sans faux-fuyants ni faux-semblants, en considération de la situation qui prévaut en Espagne, mais en toute indépendance de la France.

Près d’une cinquantaine de prisonniers basques sont détenus dans les prisons de l’hexagone, et près de 280 dans les prisons espagnoles. Les différents gouvernements français ont appliqué ces dernières décennies une politique d’éloignement et de dispersion de ces prisonniers envers leurs familles et proches, malgré les lois française et européenne qui préconisent le contraire. Cette situation était-elle justifiée selon vous ? Le gouvernement Macron a entamé, au compte-gouttes, quelques rapprochements de prisonniers. Est-ce suffisant selon vous ?

C. T. : Je pense que le plus important aujourd’hui est d’œuvrer pour que s’engage avec le gouvernement français et autant que possible avec le gouvernement espagnol, un processus de discussion permettant de poser les mots et les actes nécessaires sur tous les sujets qui découlent de la situation nouvelle. Ces sujets sont multiples et tous délicats. A savoir, la reconnaissance de la souffrance des victimes, toutes, et les réparations possibles ; la situation des personnes exilées ; le sort des prisonniers malades ou en fin de peine et le rapprochement familial des détenus, en sachant que la réforme pénale du 17 août 2014 contient des dispositifs qui peuvent déjà être mis en œuvre dans le cadre du droit commun. Ce sont autant de marches vers une indispensable réconciliation, afin de permettre que les désaccords s’expriment dans le cadre démocratique. Il faut changer d’ère. Nous le devons aux jeunes générations. C’est un préalable pour que, délestées du fardeau des chagrins et des rancœurs, elles soient en mesure de rêver et de bâtir le destin commun. Cela peut prendre du temps, et il restera sans doute de l’amertume, certaines personnes conserveront de la peine et de la tristesse, mais le désir que l’on a vu s’exprimer lors des évènements qui ont marqué les étapes franchies ces dernières années et ces derniers mois, peut aider à raccourcir ce temps.

Vu la nouvelle situation suite à la dissolution d’ETA, quels doivent être selon vous les gestes que doivent faire les gouvernements français et espagnol sur la question des prisonniers et des exilés ?

C. T. : Comme dans toute sortie de conflit, il faut un esprit d’abnégation et un sens de responsabilité hors du commun pour entamer la phase intermédiaire qui doit conduire à la ‘normalisation’. Les penchants de durcissement existent toujours, de même que les tentations dilatoires, voire même les hésitations par peur de l’opinion publique C’est la grandeur et la force de la Politique de convenir et d’expliquer que l’Histoire et la Vie sociale peuvent être complexes, injustes et très frustrantes, mais que c’est sur cette réalité qu’il faut agir, sans fuir. Des personnalités d’envergure internationale, de grande probité et d’une réelle fiabilité ont accompagné le processus de désarmement et de dissolution. Elles ont apporté une forte crédibilité au processus. Il faut tisser une relation de confiance. Des progrès ont été accomplis sur la cohésion du territoire. Je pense et je veux croire que nous avons des responsables politiques nationaux capables d’assumer la difficulté et la nécessité de la tâche, et de ne pas sacrifier l’avenir à des peurs ou des réticences éphémères.

Les différents peuples existant au sein de l’Hexagone réclament, à des degrés divers, plus d’émancipation (indépendance en Nouvelle-Calédonie, autonomie en Corse, Collectivité territoriale spécifique à statut particulier au Pays Basque, Bretagne unifiée, Catalogne...). Quel est votre sentiment sur ces demandes de reconnaissance de ces territoires ?

C. T. : La Nation française s’est constituée sur une extraordinaire diversité territoriale, culturelle, linguistique, musicale, gastronomique, etc. Des épisodes historiques, parfois déterminés de l’extérieur, tels que les conflits de royaumes ou les agressions coalisées, notamment après la Révolution, ou encore un siècle plus tard juste avant la Commune, ont conduit à forger une cohésion à force d’uniformité, au prix d’une raide autorité qui s’est parfois muée en hostilité. Dans les territoires à forte identité collective, il ressurgit épisodiquement l’expression d’une volonté d’émancipation. Les revendications sont diverses. Pour la Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie Tjibaou disait que l’indépendance, c’est le droit de choisir ses interdépendances. Il avait de la clairvoyance sur l’état du monde et voyait bien déjà qu’il n’y avait pas de promesse d’épanouissement ni dans le repli ni dans l’isolement. Je ne crois pas que le centralisme compulsif offre des perspectives à celles et ceux qui se sentent à l’étroit dans le statut institutionnel standard. Je ne crois pas pour autant au fétichisme d’un projet local forcément parfait. Mais lorsque les demandes sont l’expression d’un vœu collectif, il faut toujours trouver le moyen de consulter les gens.