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Jacques Brodeur : “Il faut limiter le temps qu'on passe devant les écrans”

Jacques Brodeur est québécois. Enseignant durant 30 ans, il œuvre comme conférencier et formateur dans les domaines de l’éducation à la paix et aux médias, la prévention de la violence et la promotion de saines habitudes de vie. Utilisateur très régulier des réseaux sociaux, il est pourtant l’inventeur du défi “10 jours sans écrans”. Une bonne dizaine d'écoles du Pays Basque Nord appliqueront sa recette ce printemps 2019.

Jacques Brodeur œuvre comme conférencier et formateur dans le domaine de l’éducation. © Bob EDME
Jacques Brodeur œuvre comme conférencier et formateur dans le domaine de l’éducation. © Bob EDME

Au début, le problème était la télé violente. Maintenant, c'est plutôt ordinateur et portable. Le temps d'exposition aux écrans a énormément augmenté.
Jacques Brodeur : 50 heures par semaine aux Etats-Unis, 30 heures en France -donc au Pays Basque- par semaine. c'est énorme ! Il faut voir comment a diminué le temps de conversation en famille. En 1981, aux Etats-Unis, le temps de conversation familiale par semaine était de 1h12. En 1987, 34 minutes par semaine... Le temps de conversation familiale a diminué partout... Ce temps est passé aux écrans. Les gosses arrivent à table à la dernière minute et partent juste après le repas. C'est une image qui se reproduit dans beaucoup de familles.

Avec votre défi “Dix jours sans écrans”, vous proposez une dynamique ludique.
J. B : Le mot que je travaille avec les parents, c'est surtout “pas de culpabilisation”. Jamais de culpabilisation, jamais de moralisation, jamais d'obligations. Mon projet est un projet de liberté. C'est à toi de choisir ce que tu vas faire du temps que tu ne gaspilles pas devant l'écran, si tu vas faire du vélo, jouer au Légo... La liberté est un élément fondamental.

Parlons du jeu. Vous proposez un système de points...
J. B : La deuxième devise est effectivement la vérité. C'est toi qui vas marquer les points sur ta feuille. Tu as un point le matin, un autre le midi, l'après midi... et comme ça jusqu'au sixième point, celui du soir, ou tu laisses ton écran en dehors de la chambre pour mieux dormir. Six points par jour durant la semaine, et 8 points le week-end et durant les vacances, puisque ces jours-là, c'est plus difficile puisqu'il n'y a pas école. Au total, 60 points pendant 10 jours.

Et pour la troisième devise ?
J. B : Après la liberté et la vérité, la solidarité. Si tu relèves ce défi avec tes copains et copines, je te promets que vous allez devenir de vrais potes, des amis pour toujours. Arrivés au bout du défi, vous conclurez que vous avez passé les dix jours les plus beaux de vos jeunes vies. Et tu vas t'en souvenir pendant des années. C'est donc un défi pour le plaisir, un défi ludique.

On parle d'un défi… Il y a donc un ennemi à abattre. Est-il dehors ou dans notre intérieur ?
J. B : C'est un match difficile, donc un duel passionné. C'est un match contre ces professionnels captologues, préparés pour attirer notre attention, et la vendre à des grands industriels qui sont prêts à payer des fortunes pour nous envoyer après de la publicité. Donc c'est un défi ludique, mais c'est un vrai match contre un grand ennemi. C'est le sport le plus sérieux que tu peux imaginer.

Le défi démarre au Quebec en 2003.
J. B : On a fait déjà 150 écoles, mais ce n'est pas assez. Dans l'Hexagone, je démarre à Strasbourg, en Alsace, où je trouve la complicité de trois personnes qui n'avaient jamais donné de cours. Et je réussi à avoir le soutien de l'institut Eco Conseil. J'offre à ces personnes des formations via Skype.

Finalement, vous vous servez vous-aussi des écrans pour faire avancer votre cause... Etes-vous  un accro des réseaux sociaux ?
J. B : Je donne même des cours via Skype. On fait un peu l'hypocrite ! Mais finalement, les écrans peuvent nous être utiles. C'est clair ! La question n'est pas de dire qu'il en faut pas se servir d'écran, mais d'apprendre à s'en servir, pour ne pas en devenir esclave.

La bonne et la mauvaise utilisation... Où est la frontière ?
J. B : L'addiction. Il faut limiter le temps qu'on passe devant les écrans. S'il faut chercher un compromis, je propose, pour commencer, d'écarter les écrans, télé ou portable, pendant le repas de soir. Deuxième objectif, une heure avant d'aller se coucher, pas d'écrans non plus. Tu dors plus profondément et tu te réveilles plus reposé le matin. Et le troisième moment, pas de télé le matin si tu ne veux pas avoir des problèmes de concentration à l'école. Trois moments clés.

Quel est le bilan et surtout le suivi après 10 jours sans écrans ?
J. B : Après le défi, il y a deux tiers des jeunes qui réduisent quelque peu leur exposition à l'écran. Et un tiers qui ne retombe jamais, parce qu'il reste convaincu qu'il y a des choses plus intéressantes à faire.

Le but est-il le changement de comportement dans la durée ?
J. B : Après le défi, on demande aux parents comment s'est passé la vie en famille pendant ces 10 jours. On leur pose la question, on leur demande si les enfants ont été plus énervés, un peu comme on se sent quand on arrête le tabac. Je dis toujours à mes élèves que c'est à eux de faire obéir leur portable. Le jour où ils verbalisent qu'ils peuvent pas s'en passer, il est là le problème. Dans l'évaluation, le résultat est clair : les enfants nous avouent qu'ils ont été de meilleure humeur, les parents nous disent la même chose, et les profs aussi.

Les trois socles, une nouvelle fois : les enseignants, les élèves, les parents...
J. B : Dans toutes les écoles où je fais les formations, le ressenti est que les professeurs arrivent très facilement à s'approprier le bateau et à le faire naviguer jusqu'à l'autre bout de l'Océan, si nécessaire. La formation se passe bien et chaque école apprend à développer le défi en totale autonomie. J'ai besoin des parents, comme deuxième socle : il faut cultiver chez les enfants l'empathie si on veut réduire le problème de la violence, du harcèlement, des discriminations. Avec le défi, les enfants apprennent à savoir qui est la victime. Le rôle des familles pour gagner le pari de la solidarité est essentiel.

Les lois doivent-elles changer pour mieux protéger les enfants ?
J. B : Le Québec a rendu illégale la publicité aux enfants de moins de 13 ans, pour les protéger de la manipulation publicitaire. Le résultat est qu'on a les enfants les moins obèses d'Amérique du Nord. Oui, finalement, les lois fonctionnent.

Cet enjeu de santé pourrait-il ouvrir la porte à des compromis plus larges dans la démarche critique que vous proposez ?
J. B : On abuse de l'enfant, de sa naïveté, de sa vulnérabilité... Je crois qu'on peut commencer par fixer le regard sur un problème de santé comme la lutte contre l'obésité, à condition de prendre en compte le vrai défi : celui de poser la question comme un problème de santé publique. Si l'école s'investit, on pourra réussir ce combat.

Lors de votre visite au Pays Basque il y a quelques mois, vous avez parlé aux enfants de l'école Saint-François Xavier à Urrugne, mais aussi à un public plus large, à Bayonne… Vous avez évoqué un rêve...
J. B : Il existe dans toutes les écoles un exercice annuel d'évacuation -pour incendie-. Vérifiez les statistiques. Au cours des 40 dernières années, il n'y a pas eu d'incendie grave, ni au Québec, ni ici en Europe... Mais on continue à le faire. Pour revenir à l'Hexagone, une autorité, disons à l'abri de la Loi de Travail et de la règlementation concernant le droit à la déconnexion, pourrait faire une proposition tout à fait révolutionnaire : imaginer qu'une institution du Pays Basque, peut-être un maire courageux, franchisse le pas et encourage l'école ou les écoles de son village à fixer une date pour un exercice général de déconnexion numérique. Voilà mon rêve !