Propos recueillis par Justine Giraudel
Entrevue
Jean-Claude Aguerre et Xabi Larralde
Militants de Sortu

"Pour fermer le dossier de Segura, nous prenons l'initiative d'aller à Madrid et l'assumons politiquement"

Ce lundi 28 mars, à 10 heures, Jean-Claude Aguerre et Xabi Larralde seront devant le juge d'instruction de l'Audiencia Nacional, à Madrid. Un rendez-vous pris de leur propre chef. Cités dans le macro-dossier de Segura, ils n'ont jamais été convoqués au procès. Une initiative collective de la gauche abertzale face à un Etat espagnol confronté à des procédures d'illégalisation à bout de souffle. Les deux militants espèrent que la brèche ouverte par les 35 militants en janvier dernier s'agrandira, contribuant à mettre fin aux mesures d'exception jusqu'alors maintenues en vigueur par les Etats espagnol et français. Et ouvrira une nouvelle voie : celle de la confrontation démocratique pour le droit à l'autodétermination du Pays Basque.

Lundi 28 mars, à 10 heures, Jean-Claude Aguerre et Xabi Larralde se trouveront devant le juge d'instruction à Madrid. © Isabelle Miquelestorena
Lundi 28 mars, à 10 heures, Jean-Claude Aguerre et Xabi Larralde se trouveront devant le juge d'instruction à Madrid. © Isabelle Miquelestorena

Dans quel cadre partez-vous à Madrid ?

Jean-Claude Aguerre : Il s'agit du dossier de Segura, lié aux procédures d'illégalisation entreprises par l’État espagnol à partir de 2003. Nous y sommes cités aux côtés d'Aurore Martin, d'Haizpea Abrisketa et de trente-trois autres militants du Pays Basque Sud. Nous avons été arrêtés, j'ai moi-même été incarcéré et j'ai payé 10 000 euros de caution pour obtenir ma liberté. Mais lorsque le procès a démarré, nous n'avons pas été convoqués.

Xabi Larralde : Certains pans de ce macro-dossier sont liés à Batasuna, d'autres à EHAK… Une forme de tutti frutti dont la procédure s'est soldée par un accord. Notre situation à tous les deux est restée floue. Dans un article de la presse espagnole a été rendu public le fait que je serais sous mandat d'arrêt européen. Nous avons été pris dans la procédure, sans y être véritablement intégrés. Nous sommes aujourd'hui dans une zone de non-droit que nous souhaitons éclaircir.

J-C. A : Notre démarche est volontaire mais aussi collective, en tant que militants de la gauche abertzale. Comment avancer ensemble sur ces procédures d'illégalisation, avancer sur la résolution du conflit, et ce pour toutes les personnes qui partagent notre situation ? La journée de lundi nous permettra vraiment de faire un grand pas.

Vous partez donc chercher un accord. Pourquoi ?

X. L : La procédure s'est clôturée en janvier dernier par cet accord. Notre lecture est que ces procédures d'illégalisation sont aujourd'hui à bout de souffle, et ce pour trois raisons. La première : dans le contexte actuel, au Pays Basque et dans les secteurs progressistes de l'Etat espagnol, elles sont clairement perçues comme obsolètes. Deuxième raison : elles n'alimentent plus la chronique judiciaire d'un certain public notamment proche du PP, aujourd'hui focalisé sur d'autres thématiques comme les cas de malversation. La troisième raison se situe au niveau de l'appareil judiciaire : les procédures espagnoles ont été systématiquement retoquées ces dernières années, notamment par l'Europe, avec la dénonciation de cas de tortures, la doctrine Parot etc. Un certain nombre de juges espagnols voient la crédibilité internationale de ces procédures d'illégalisation arriver au bout du chemin.

La gauche abertzale considère que l'accord signé par les 35 militants est une brèche dans les procédures d'illégalisation. Et plus généralement dans le maintien des mesures d'exception, où les propres légalités espagnole et française ne s'appliquent pas pour les prisonniers basques, de la question du rapprochement à celle de la libération des prisonniers malades, ou l'ouverture des droits à des libertés conditionnelles.

Pour fermer le chapitre du dossier Segura, nous prenons l'initiative d'aller à Madrid et nous l'assumons politiquement. Il y a plusieurs scénarios : soit la juge nous laisse libres et nous intègre d'emblée dans l'accord, soit nous sommes incarcérés. Le premier cas mettrait en exergue l'iniquité des procédures d'illégalisation qui perdurent actuellement avec un dossier qui se termine "en eau de boudin" par la libération des personnes "incriminées". Le deuxième cas mettrait en lumière la nature totalement arbitraire de la justice espagnole. Et, de notre point de vue, l'absence d'Etat de droit.

Quel est le contenu de cet accord ?

X. L : La participation à des faits contraires à la légalité en vigueur, c'est-à-dire notre activité politique dans le cadre de l'illégalisation de la gauche abertzale. Pour nous, c'est tautologique. Vient ensuite la question de l'arrêt de la violence, engagement que nous avons pris collectivement en mettant en œuvre notre nouvelle stratégie politique. Rappelons que les faits cités concernent la participation à des conférences de presse, à des meetings, ou même, dans le cas d'Aurore Martin, l'écriture d'un article d'opinion sur un sujet extrêmement sulfureux : l'aménagement du territoire en Pays Basque Nord. Ce qui suscite pas mal de polémiques en ce moment, il faut le dire. Enfin, il y a la mention faisant référence à ce que la reconnaissance de ces faits puisse selon les dites "associations de victimes du terrorisme" contribuer à leur réparation.

Je pense que l'accord a pour caractéristique d'être un accord, justement. Il est signé par les trois parties : nous, procureur et partie civile. Nous en avons une lecture politique, jamais juridique. Nous considérons que l'objet des procédures d'illégalisation est bien de neutraliser l'activité politique des militants de la gauche abertzale. La reconnaissance que les lois d'illégalisation ont été enfreintes se solde par une non-sanction : les personnes libérées peuvent continuer leur activité politique, défendre les mêmes idées. (…) Ces procédures sont bien iniques. Elles arrivent à bout de souffle.

Cet accord ne renierait-t-il pas le travail mené par la gauche abertzale ces dernière décennies ?

X. L : Non

J-C. A : Il n'est pas inscrit que nous devons arrêter de parler d'indépendance, de socialisme, de l'existence d'un Pays Basque. (...) Ça ne change ni notre conviction, ni notre identité qui reste la même.

X. L : On entre dans une brèche que nous voulons contribuer à élargir en dénonçant aussi la collaboration des autorités françaises dans le cas d'Aurore Martin, d'Haizpea Abrisketa et dans le nôtre. Le mandat d'arrêt européen d'Aurore Martin n'aurait jamais dû être accepté. La preuve, elle ressort libre. De plus, au cours du procès, il lui a été de nouveau reproché des faits dont la rétroactivité était pourtant exclue par la justice française [liés à EHAK, antérieurs à l'illégalisation du groupe parlementaire, ndlr.]

D'autres militants pourraient donc s'engouffrer dans cette brèche ?

J-C. A : Peut-être… Les premiers attrapés par ces procédures sont trois jeunes d'Haika, eux aussi toujours en sursis. Ce qui n'est pas viable. C'est tout une batterie d'arrestations sournoises qui montre une réelle lutte contre nos idées politiques.

X. L : Un autre pan de cette procédure vient de se boucler, celui d'Askapena. Il y en a d'autres toujours en cours comme Ekin, ou encore celui des associations de défenses des prisonniers dans lequel une cinquantaine de militants est prise. Et bien d'autres encore. Des procédures ont été initiées et sont toujours ouvertes.

J-C. A : Procédures dont on ne connaît même pas le statut.

A quand remonte "l'alignement" de l’État français à l’État espagnol ?

X. L : Dès le départ des mises en œuvre de procédures d'illégalisation, avec les dossiers d'Askatasuna et l'incarcération de Lof (Jean-François Lefort, ndlr.), des opérations contre des bars associatifs comme Kalaka. Certains militants ont été incarcérés dans ces procédures, d'autres ont vu et voient encore leurs comptes gelés sans qu'aucune information ne leur soit donnée par les autorités françaises, malgré les demandes réitérées des avocats. L'Etat français s'est placé en compagnon de route de l'Etat espagnol, a développé des initiatives totalement non justifiées.

La fissure, la brèche dont vous parlez se situe-t-elle du côté de l'Etat espagnol ou de la justice ?

J-C. A : C'est le procureur, cheville ouvrière du pouvoir espagnol, qui signe l'accord. C'est vrai que ça amène un changement important. Est-ce que sa décision va engager tout l'appareil judiciaire et politique espagnol ? Je le pense.

X. L : La justice espagnole est totalement instrumentalisée par le pouvoir politique. Le résultat, la donne qui ressort de tout ça reste politique. Et notre initiative est clairement politique, je le répète.

Si je comprends bien, votre démarche marque la nouvelle étape de la gauche abertzale ?

J-C. A : On aurait pu le faire avant, après… C'est un choix, ce n'est pas un acte non calculé, il y a bien sûr une logique de notre part.

X. L : Pour bien comprendre le panorama, la stratégie d'illégalisation répond à l'objectif de fermer les voies d'activité politique de la gauche abertzale. Après la déclaration d'Aiete, on pensait que les compteurs seraient remis à zéro, mais il n'en a rien été. L’État espagnol a maintenu ces procédures, pour éviter que la nouvelle donne politique ne s'impose dans les faits.

Notre choix est de mener la bataille dans le champ politique et de progresser en mettant en œuvre des modes d'accumulation des forces. Le pari du changement de stratégie est qu'on puisse construire un rapport de force par la confrontation démocratique. Et que ce rapport de force nous ouvre l'obtention du droit d'autodétermination. L’État espagnol veut garder cette porte fermée : en maintenant en vigueur ces procédures de mesures d'exception, il veut continuer à conditionner la gauche abertzale dans son champ d'activité en maintenant, pour ce faire, des ressorts liés à la phase précédente, celle de la confrontation armée.

Il s'agit d'une stratégie défensive de la part d'un État espagnol en crise, quasiment arrivé au point de rupture devant des processus comme le processus catalan. Il veut conditionner notre capacité d'action politique pour éviter l'ouverture d'un deuxième flanc, au Pays Basque. (…) C'est là une bataille fondamentale : faire tomber la tranchée, faire tomber ces mesures d'exception pour progresser dans le champ politique, plus en aval, vers le droit à l'autodétermination. Il faut agrandir, multiplier ces fissures et, par ce biais, le mur de l'illégalisation finira par s'effondrer.