Argitxu Dufau
Entrevue
Martine Bouchet
Ecrivain

Martine Bouchet : "tout le monde peut passer de spectateur à acteur"

Martine Bouchet présente son premier roman d'anticipation 'Gordeak'. Elle plonge ses lecteurs dans un Pays Basque des années 2048, gouverné par une Nouvelle République autoritaire et jacobine. Privatisation, privation, puçage, répression et bouleversement climatique est la nouvelle devise républicaine. Un groupe de résistants refuse pourtant de se soumettre.

 

Martine Bouchet publie son roman après un an et demi d'écriture. © Bob EDME
Martine Bouchet publie son roman après un an et demi d'écriture. © Bob EDME

Comment résumeriez-vous votre roman ?

Martine Bouchet : Je tiens à préciser que c'est un roman d'anticipation. Dans le roman, la société a évolué et il y a beaucoup de personnes qui résistent, car elles refusent la façon dont elle a évolué. Elles ont développé une autre manière de vivre.

Pourquoi a-t-elle évolué ? A cause du changement climatique. C'est avéré, nous allons de plus en plus assister à des dégats, sur le littoral notamment, et il va falloir de l'argent pour réparer ça. Je vois donc arriver une privatisation, à plus ou moins longue échéance. Le point de départ est plus écologique que politique.

Je l'ai mis en parallèle avec les alternatives de vie du Pays Basque, comme l'eusko. Il y a un décalage entre l'évolution générale de notre société, qui se durcit et devient de plus en plus intolérante, avec une haine qui s'immisce contre les chômeurs, les pauvres ou les immigrés. Je crains qu'elle nous ramène à des époques déjà connues. A côté de cela, au contraire, très localement, il y a des initiatives autour de la culture basque, de l'agriculture, de l'eusko... J'avais envie de parler de ce décalage.

Pourquoi avoir planté le décor au Pays Basque ?

M. B. : Cela aurait été possible ailleurs, mais je ne connais pas ailleurs. Je pense qu'il y a des tas d'endroits où se développent ce type d'initiatives. Je ne pense pas que nous sommes le seul endroit où des gens essaient de vivre autrement, et essaient de préserver une culture et une identité.

Vous avez employé le terme d'"anticipation", c'est vraiment l'avenir que vous imaginez pour le Pays Basque ?

M. B. : En terme littéraire, dans l'anticipation, il y a forcement un aspect engagé. Ce n'est pas de la science fiction avec des extraterrestres. Mais c'est aussi de la fiction, dans la mesure où je me suis attachée à raconter une histoire et où on retrouve aussi le plaisir de la lecture. La fiction donne la possibilité de pouvoir exagérer les choses.

Ce qui m'a donné envie d'écrire ce sont aussi mes engagements. Ce n'est pas déconnecté de ma vie et de ce que je pense.

Vous pensez que cette Nouvelle République française, répressive et liberticide, pourrait voir le jour ?

M. B. : Je le pense vraiment oui. Michel Houellebecq craint la montée de l'islamisme avec 'Insoumission', moi, ce n'est pas cela qui me fait peur. Ce qui me fait peur, c'est la montée de l'extrême droite et l'arrivée au pouvoir d'une politique très dure, que j'associe à une emprise de plus en plus importante de la finance et de la privatisation. Privatisation de nos vies, de l'environnement... Pour moi, les deux vont bien ensemble. Pour nous amener vers un monde de plus en plus uniforme et où il n'y aura pas de tout pour tout le monde, il va falloir durcir la société et gérer des révoltes. 

Votre roman est-il une mise en garde ?

M. B. : Il faut faire attention, dès maintenant. Je pense qu'il y a des choses insidieuses qui se passent mais dont les gens ne se rendent pas compte. L'environnement par exemple: les gens ne se rendent pas compte que nous allons droit dans le mur avec ce mode de consommation et je me mets dedans, je dis 'on'. Nous sommes entraînés dans une civilisation dans laquelle nous consommons beaucoup trop d'énergie et de ressources. Nous ne pouvons pas tenir comme cela.

C'est pour cette raison que l'histoire se déroule en 2048, à la fin annoncée des énergies fossiles facilement extractibles. Il faudra se sortir, d'une façon ou d'une autre, de la manière dont on vit. En plus, l'autre manière de vivre rend les gens heureux. Mes personnages le sont : ils ont un mode de transport différent, ils ont froid en hiver, chaud en été, ils souffrent de la société parce qu'ils ne peuvent plus circuler librement... Mais ils sont heureux.

L'an 2048, c'est demain. Qui a les clefs pour éviter le scénario de votre roman ?

M. B. : Je crois que le travail doit être fait par tout le monde, à son échelle. Tous le monde peut passer de spectateur de la situation à acteur. Je veux aussi dire qu'il y a des gens bien partout. La solution ne viendra pas de la structure de la société, elle viendra des gens. Je crois en la valeur humaine. Ce n'est pas un livre pessimiste sur l'Homme. Je ne dresse pas un tableau noir des gens. Par contre, la société que nous avons construite, elle, ne nous amène pas à montrer le meilleur de nous-mêmes.

Le message est là : nous pouvons vivre des choses extraordinaires sans être des supers héros. Tout le monde est acteur de sa vie. Tout le monde à son échelle peut avoir une vie extraordinaire. A chacun d'agir avec sa conscience.

Pourquoi ne pas avoir écrit un roman sur le passé ?

M. B. : Chacun peut prendre quelque chose en main, c'est ce qui me plaît. Il y a des éléments qui peuvent rappeler l'époque du GAL, le Petit Bayonne, les arrestations sans sommation, la noirceur policière... Je crois que l'on ne voit pas que nous sommes en train de retourner dans un cycle de l'histoire qui a déjà été connu, mais qui a été oublié. L'avantage de le mettre au futur est que cela nous implique, à nous, aujourd'hui.

Le passage sur les blockaus est pour moi très important : ils y sont, on ne les voit plus comme s'ils n'avaient jamais existé. On ne transmet pas aux jeunes comment on y est arrivé, et nous sommes en train de recommencer.

La comparaison avec 1984 de George Orwell vous plaît-elle ?

M. B. : Elle est très flatteuse. Certains éléments du livre se sont concrétisés. J'espère qu'avec mon roman, ça n'arrivera pas. Il faut peut-être savoir ce qu'il peut nous arriver pour l'empêcher. La technologie du livre existe déjà, tout est au point comme les portiques, traçer les gens, les pucer... Je n'ai rien inventé. Il suffirait de décisions politiques pour les mettre en pratique.

Est-ce que vous comprenez que des gens puissent se sentir rassurés dans une société hypersécurisée, quitte à sacrifier quelques unes de leurs libertés ?

M. B. : Je comprends que ce soit rassurant. Un de mes personnages dit "pourquoi tu n'acceptes pas de mettre une puce si tu n'as rien à te reprocher ?". On peut vite passer pour la personne qui a quelque chose à se reprocher, au sens du droit. Je trouve qu'il faut de sacrées œillères pour être rassuré par ça.

Notre société ne peut pas continuer à vivre comme elle vit. Au mois d'août, nous avons terminé notre consommation de la planète. Nous vivons dans une société hyperprivilégiée. Plus ça va aller, plus le nombre de personnes qui vont pouvoir continuer comme ça va être restreint. C'est pour cela qu'il va falloir mettre en place une surveillance importante pour ceux qui voudront continuer à vivre comme cela. Eux seront peut-être rassurés.

Soit on continue à vivre égoïstement, soit on pense que le bonheur peut venir du partage et d'une autre vie.

Il y a quelques années, on aurait dit de vous que vous êtes une utopiste. Aujourd'hui, de plus en plus de personnes croient au changement. En même temps, le discours réactionnaire et individualiste trouve un écho plus grand ...

M. B. : Nous sommes dans une drôle de situation. Les sociétés française et européenne évoluent avec de plus en plus d'exclusions, avec un discours de plus en plus dur et haineux qui fait froid dans le dos. On dit "ce qu'il a dit, c'est ce que tout le monde pense tout bas"... Alors que jusqu'à présent, nous avions l'habitude d'une frange intellectuelle de gauche, aujourd'hui, cela bascule de plus en plus à droite. On se sent démuni face à ce discours.

Mais à côté de cela, je trouve qu'il y a aussi des gens très engagés dans le milieu associatif, l'aide ou la relocalisation. Ces deux évolutions se font en parallèle. Cela m'interroge. La solution viendra des initiatives qui sont en train d'émerger. J'espère que la société, d'une manière générale, n'évoluera pas comme dans mon roman.

Vos personnages, en 2048, sont à nouveau prêts à entrer dans la clandestinité et même s'ils ne sont pas directement violents, ils doivent faire face à une forme de violence. Aujourd'hui, vous parlez d'une nouvelle forme de militantisme qui est non-violente avec un processus de paix dans lequel les Etat français et espagnol ne s'engagent pas. Cela représente-t-il un risque pour le maintien de la non-violence ?

M. B. Je me suis toujours placée dans une perspective non-violente. Je vois une violence qui se développe du côté de l'Etat. Le débat entre la violence et la non-violence est un débat intrinsèque à toute forme de lutte. C'est très courageux de maintenir des actions non-violentes, parce qu'à un moment, on répond à quelque chose, mais il faut tenir le cap jusqu'au bout. Malheureusement, l'histoire peut revenir d'une manière générale. 

Au vu des déclarations de sortie de la lutte armée, je ne pense pas qu'il puisse y avoir un retour à la violence. Je crois très sincère le désir de retour à la paix. Dans le roman, il s'agit de montrer que l'on peut vivre autrement, sans répondre arme contre arme. La violence, on la subit, on ne doit pas être les créateurs de la violence.

L'euskara est aussi un outil de lutte dans votre roman ...

M. B. : C'est un outil pour montrer que l'on refuse l'uniformisation. Le basque ne se limite pas qu'à ça, mais dans l'hypothèse où le basque pourrait être une langue interdite, ce qui est déjà arrivé, ce n'est pas complétement délirant. Dans le roman d'Orwell, l'Etat tout puissant établit une nouvelle langue qui appauvrit le vocabulaire. Je pense qu'il a mis le doigt sur quelque chose. Quand on enlève une langue, on appauvrit la manière de voir le monde et de le décrire.