Bénédicte Saint-André

"C'est la victoire du mouton noir et des nuques rouges"

Les sondages le donnaient perdant. Les analystes le voyaient rejeté en masse par les femmes, les noirs, les latinos. Il n'en fut rien. Donald Trump est le 45e président des Etats-Unis. Le politologue de Sciences Po Bordeaux Jean Petaux, fin connaisseur de la vie politique américaine, avait pressenti le séisme. Analyse. 

Jean Petaux © DR
Jean Petaux © DR

Quand nous vous avons contacté voilà une semaine, vous nous avez mis en garde sur les différents sondages et analyses. Qu'est-ce qui vous avez mis sur la voie ?

D'abord, il ne faut pas comparer l'élection américaine, qui repose sur des électeurs délégués, à ce qui se passe en France, c'est totalement différent. Ensuite, je ne lis pas dans le marc de café mais il faut se méfier de l'auto-alimentation des commentaires. C'est la première fois depuis cinquante ans que des journaux américains se mouillent autant pour un candidat, en l'occurrence Hillary Clinton. Le résultat prouve la totale inefficacité de la parole des médias.

Et je pressentais déjà depuis un certain nombre de mois, voire d'années, que ceux qu'on appelle les "red necks", les nuques rouges de l'ouest, ces américains particulièrement sexistes qui ont au fond de leur garage le calendrier Pirelli, feraient l'élection. Ce sont eux les Américains qui se déplacent aux urnes. Et ils sont l'opposé des intellectuels washingtoniens, qui sont à acculturés à l'Europe et que l'on entend dans les médias. La majorité du peuple américain est d'ailleurs incapable de faire la distinction entre la France, la Russie et l'Italie.

Donald Trump rêvait d'un scénario à la Brexit. La comparaison vous paraît désormais pertinente ?  

En sciences politiques, comparaison n'est pas raison. Mais ici, elle est intéressante. Ce que l'on a vu dans le Brexit, il y a six mois, est la revanche du pays réel, c'est-à-dire, d'une Angleterre dite des "bad lands" de Birmingham, de Manchester. Des régions en souffrance économique avec un corps électoral qui s'est comporté complètement différemment de la City londonienne. On constate que les peuples qui s'estiment exclus du processus de décision reprennent l'ascendant.

Certains politiques exacerbent ce sentiment. Même si Donald Trump est tout autant de l'"establishment". Mais il surfe sur ce sentiment-là et trouve le langage, les gestes, les saillies qui donnent l'impression au peuple qu'il va pouvoir se venger des élites.

Marine Le Pen l'a immédiatement félicité… C'est la victoire du populisme ?

Le populisme est compliqué à définir, il en existe plusieurs formes. Je dirais que c'est la victoire du mouton noir, de celui, ou de celle, dont on a toujours dit qu'il n'y arriverait pas. Soit parce qu'il est différent, qu'il tient des propos différents ou parce qu'il n'est pas dans les standards de ce qui constitue le profil type du président des Etats-Unis. L'état d'esprit est d'essayer quelque chose de différent. Ce qui compte est un vieux slogan qui a été tenu en France par les poujadistes en 1956 "Sortez les sortants". Le benjamin des députés poujadistes était Jean-Marie Le Pen.

Vu sous ce prisme, Hillary Clinton était le bouc-émissaire idéal…

Elle était en effet une très mauvaise candidate pour le camp démocrate. Elle incarnait tout ce que l'Amérique profonde déteste. First lady,  secrétaire d'état, ce que les Américains appellent les washingtoniens et qu'ils abhorrent. 

Les affaires successives des e-mails sont donc des épiphénomènes ?

Ces affaires sont restées confinées. Ce qui l'a "plombée" est son histoire. Des générations entières d'Américains n'avaient connu que deux dynasties : celles de Bush et de Clinton. Quand on a vu Jeb Bush se faire éliminer par Donald Trump aux primaires, c'était un signal très clair adressé à la famille Clinton. Les Américains ont considéré qu'il fallait mettre un coup de pied dans la fourmilière.

On a le sentiment que l'élection a échappé à la raison…

Il y a eu ce qu'on appelle en psychologie une dissonance cognitive. Un exemple pour illustrer cela: l'Iowa (remporté par Trump, ndlr.) était le berceau de la campagne d'Obama. La situation économique y est plutôt satisfaisante. Le chômage a baissé depuis huit ans et les effets de la crise des subprimes ont été effacés. Mais entre les éléments statistiques qui sont par nature des éléments d'experts et le ressenti quotidien des Américains, il y a un décalage. Vous pouvez avancer tous les chiffres que vous voulez, ce que regarde l'Américain moyen, celui qui vote, c'est-à-dire deux Américains sur dix, c'est sa feuille d'impôts. Lui considère que la pression fiscale est insupportable et que cet argent va à un autre que lui. La fracture se crée alors, malgré une situation économique qui s'améliore.

Les sondages se sont trompés sur le gagnant mais également sur le fond. Les noirs, femmes, latinos ont également voté Trump…

En fait, ils ne se sont pas beaucoup déplacés. Ceux qui l'ont fait ont effectivement voté conservateur. Chez les latinos, c'est extrêmement courant. Bush Junior a été élu principalement en Floride contre Al Gore par les latinos. Ils sont traditionnellement républicains.

Là, ils ont tout de même eu droit à l'idée d'un mur le long de la frontière mexicaine…

Oui et Trump s'est permis de les insulter de manière incroyable. Cela a d'ailleurs provoqué une rupture avec le parti Républicain qui n'admettait pas ce comportement. Mais le tropisme républicain des latinos a survécu aux insultes.

Concernant les noirs, Barack Obama a mouillé la chemise les quinze derniers jours. On n'avait d'ailleurs jamais vu aux Etats Unis un président sortant s'engager autant pour son successeur. Mais les noirs qui s'étaient pleinement mobilisés en 2008, un peu moins en 2012, sont revenus à leur tendance historique et n'ont pas voté.

Quant aux femmes ?

Hillary Clinton n'est pas populaire chez les femmes. Les mouvements féministes les plus radicaux l'ont accusé d'avoir un comportement de "bourgeoise rangée" en supportant les frasques de son époux. Et elle n'a jamais montré, en dehors de son soutien à l'avortement,  une passion féministe qui lui aurait permis de soulever un électorat féminin, là aussi plutôt conservateur.

Quelles conséquences envisager ?

On observe un affolement des marchés. Une bulle spéculative est en train d'éclater. Ceci dit, il se passe beaucoup de temps avant la prise de fonction, qui aura lieu le 21 janvier. Il va falloir suivre de très près celles et ceux qui entourent Donald Trump. En 1980 avec Ronald Reagan, tout le monde a eu très peur, un acteur de série B et de mauvais western élu, cela annonçait une catastrophe. En réalité, les huit années de Reagan ont été certes très compliquées pour la société américaine. Mais nous n'avons pas connu les errements de Bush Junior.

Le slogan de Trump c'est "America First". Il est probable qu'on assiste à un repli des Etats-Unis sur eux-mêmes avec des mesures protectionnistes. Mais qui dit protectionnisme aux Etats-Unis dit protectionnisme en Europe. Il n'est pas certain que ce soit la catastrophe annoncée comme d'aucuns le disent ce matin.

Quid de la politique internationale ?

Trump dit là aussi "America First". Soit une parole forte avec les Chinois, qui sont considérés comme les principaux adversaires des Etats-Unis ou un dialogue plutôt musclé avec Poutine. Cela risque aussi de compenser ce qui était la faiblesse endémique de la politique étrangère de Barack Obama.